Dans l’eau étoilée des rêves… Anna Maria Ortese

Dans Mistero Doloroso[[Mistero Doloroso, Anna Maria Ortese, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, coll. «Un endroit où aller», Actes Sud, 112 p., 15 euros. Sortie le 4 janvier 2012.]], Anna Maria Ortese nous conte une histoire d’amour à la fois suave et impossible, dans la Naples du XVIIIè siècle, entre les fastes baroques de la cour et la misère des ruelles.

am9782330000509_1_75.jpgC’est avec les codes du conte que joue Anna Maria Ortese, dans cette nouvelle écrite entre 1971 et 1980, retrouvée, miraculeusement, dans ses archives. Il y a un prince bourbonien mélancolique, Cirillo, convoité par deux jeunes aristocrates rivales, et il y a une adolescente pauvre, Florì, fille de la couturière Fertì. Il y a des rencontres fortuites faites de regards, et un amour non dit, dont l’épiphanie sera un baiser du prince sur le pied nu de Florì, nouvelle Cendrillon napolitaine. Enfin, il y a deux Naples, celle des églises débordantes d’ors et de fleurs odorantes, en ce mois de mai qui est, comme chez les poètes de la Renaissance, le mois de l’amour et de la jeunesse, et celle des bassi – les maisons populaires – et des mystères nocturnes.

Mais par-delà ces éléments qui pourraient n’être que des clichés littéraires, il y a surtout la vision du monde propre à Anna Maria Ortese. Ainsi, le personnage de Florì rejoint les nombreux êtres à la fois angéliques et animaux qui peuplent l’œuvre de cet auteur – chardonnerets, iguanes, feux follets ou princesses victimes d’un sort cruel, des êtres d’une sensibilité à fleur de peau, mais privés de parole, comme Aurora Guerrera ou l’Infante ensevelie… A l’inverse des contes de fées qui voient le triomphe du bien sur le mal, l’amour est source de douleur autant, sinon plus, que de joie. Loin de vivre un amour heureux, les deux jeunes gens, qui se sont pourtant immédiatement “reconnus”, seront brutalement tirés du cercle magique : la mère de Florì, l’orgueilleuse Fertì, refuse à la fois de voir sa fille grandir, et de trahir son milieu social, «car il y a un orgueil à se sentir peuple et à refuser de rivaliser avec les rois.»

Sans doute né de la même inspiration qui a produit le chef-d’œuvre d’Anna Maria Ortese, La Douleur du chardonneret – certains personnages sont communs aux deux textes, qui se situent tous deux dans la Naples baroque du XVIIIè siècle –, ce texte témoigne de la maîtrise de l’auteur, en tant que nouvelliste. Il a d’ailleurs été longuement travaillé et réécrit, signe de l’attachement d’Anna Maria Ortese à ce récit. La complexité voulue de l’écriture dit la complexité des choses, joue avec les oxymores, rompt les structures syntaxiques traditionnelles, invente quasiment un langage pour dire l’indicible, nous maintenir en équilibre entre réel et irréel, car “dans l’eau étoilée des rêves vivent les derniers royaumes, passent les derniers archanges. Le reste n’est qu’un grand ennui”.

Marguerite Pozzoli

Traductrice du livre

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Anna Maria Ortese (1914-1998) est l’un des plus grands auteurs italiens du XXè siècle. Elle a remporté des Prix prestigieux, en particulier le Viareggio et le Strega. Parmi ses œuvres : “La mer ne baigne pas Naples” (Gallimard, 1993), “La Douleur du chardonneret” (Gallimard 1997), “Corps céleste” (Actes Sud 2000), “L’Infante ensevelie” (Actes Sud 2003) “Tour d’Italie” (Actes Sud, 2006), “Le Port de Tolède” (Seuil, 2009).

Un extrait du livre (p. 68) :

52b551f6dfa2e1b1f70c1bdfe1bdbb71_w190_h_mw_mh.jpg«Florì paraissait plus que ses douze ans, elle semblait plus grande et d’une autre condition, presque une reine. Elle portait une robe d’un rose très pâle, la robe, peut-être, d’une cliente, une robe de première communion. Sur les cheveux, elle avait une petite couronne de romarin. Sur sa poitrine, un foulard rouge faisait ressortir son ineffable blancheur, la blancheur stellaire des De Gourriex. Elle avait dénoué ses cheveux qu’elle avait attachés, au bout, avec un ruban, lui aussi rouge. Elle était donc toute rose, verte de romarin et rouge de foulards, et Cirillo crut voir un être obscur et surhumain. Pendant un moment, il ne lui dit rien.

L’enfant se tenait là, tranquille et imperceptiblement souriante, d’un sourire étrange, très étrange et distrait, et le prince, ému, la regardait.»

Version originale en italien, Adelphi Edizioni

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Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Elle a dirigé pendant quelques années la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.