Andrea Genovese est sans doute le dernier des Mohicans. Il appartient en effet à ces intellectuels trop rares qu’Antonio Gramsci qualifiait “d’organiques”, car ils se formaient sur le tas à travers les luttes et l’action militante. L’œuvre d’Andrea Genovese en est une éloquente illustration. Et qui plus est, un cas d’école.
On est ébaubi par la verdeur, la palette et l’érudition de ce compagnon de 85 printemps dont la production protéiforme et multilingue est unique dans le paysage littéraire français, pour ne pas dire européen. Et pour cause. Ses divers romans, autobiographies, poèmes participent non pas d’une, mais bien de trois littératures (!) si l’on considère la sicilienne qui fût, comme le provençal, l’une des toutes premières du Moyen-âge. Et c’est bien là tout le problème pour cet écrivain dont la versatilité, la prolifique créativité épuiserait plus d’un jeune auteur. S’il était en Italie, son talent l’aurait imposé en France. Seulement voilà, il réside depuis belle lurette à Lyon où il met en scène ses pièces de théâtre et rédige sa fameuse Lettre Belvédère, qu’il fabrique et distribue à la mitaine pour plus de 2 000 lecteurs. Ajoutez à cela un caractère fier et irascible avec lequel il cultive ses détestations et vous comprendrez pourquoi cet imprécateur a la dent dure et passe sous les radars !
Notre époque n’aime pas les forts en gueule surtout s’ils ont l’outrecuidance d’être étrangers et, pire, d’écrire de la littérature. Genovese est de ceux-là. C’est un auteur authentique, à l’ancienne, si tant est que cette expression veuille dire quelque chose. Sa situation révèle par ricochet un autre des paradoxes du dispositif de réception littéraire. C’est l’invisibilité des écrivains aux multiples appartenances, écrivains transculturels, qui n’ont pas su ou pas voulu prêter allégeance aux Gardiens du Temple.
Et pourtant Genovese “mérite bien un détour”. Le 24 octobre dernier, il présentait à Paris ses quatre idylles qui sont autant de livres et autant de villes ayant marqué son parcours. Idilli di Messina, écrit en italien, et remarquablement publié par Pungitopo, son fidèle éditeur sicilien, reprend le titre que Nietzsche a donné en allemand aux huit poèmes écrits durant son bref séjour sicilien.
D’abord « idéalement dédié » à Marie-Claudet Mouret, son épouse française, décédée trop tôt, ce recueil qui rassemble tous ces poèmes antérieurs sur sa ville natale, a finalement plusieurs dédicataires : ses proches et amis qui l’ont accompagné et l’accompagnent encore au soir de sa vie.
“Nell’occhio /del pescespada / squartato / palamitare /col muezzin /sulla cocca /la mia /araba infanzia /la mia / vita in /fenice.” Ce jeu de mots n’est pas anodin et résume au-delà de la « dimension homme » (le titre d’un périodique qu’il dirigea), la manière de cet auteur. Le sentiment du malheur (infelicità) et le phénix qui se croisent et se décroisent seraient à mettre en parallèle avec “ce pessimisme, contredit d’activité” avec lesquels Paul Valéry définit l’italianité. Telle est la nostalgie qui berce ce recueil de souvenirs dont celui de son père : “Per non pagare gli oboli e i pedaggi/ preferivi l’esplodere dell’ira/ e dello sdegno – donchisciotte sviato da segni e carte un poco tubbaiane/ … Indifeso patriarca decaduto/. Ce constat mélancolique à l’égard du ‘patriarche sans défense et abandonné’ alimentera sa colère.
Plus tard, militant communiste, cette colère prendra corps dans la lutte syndicale. C’est Idilli di Milano qui retrace les années de plomb, mais aussi les années d’espoir et les amours qui vont avec. Le ressouvenir la met à distance comme les références aux grands auteurs qu’il reprend à rebrousse-poil pour s’en moquer. Mais l’auteur sait aussi se moquer de lui : “È una foto sbiadita /ritagliata da un giornale/ la sigaretta in bocca/ la posa di capopolo/ arringante allo sciopero/ con te seduta sul bancone/ amore durato/ una vertenza sindacale”. La poésie ici se fait volontiers descriptive, proche de la prose, voire prosaïque. Davantage conteur que poète, Genovese se sert de sa propre histoire pour chroniquer notre époque. Autofiction ? Autobiographie ? La démarche de Genovese se situe entre les deux.
Mais sa méditation prend un tour nouveau lorsqu’il écrit en français. C’est le cas pour les Idylles de Sète (éd. Cap de l’étang, 2013-2014), ville qui l’a honoré l’été dernier et à laquelle il étend l’exploration de cet espace méditerranéen qui lui est si familier. Mais la surprise vient sans doute du dernier recueil Idylles de Toulouse, publié en septembre chez le même éditeur. Le personnage principal n’est plus l’auteur, mais Guido Cavalcanti, le poète et ami de Dante. Fuyant la vindicte des Donati, l’autre famille patricienne de Florence, le poète eut un coup de foudre pour Mandetta, une belle Toulousaine. Genovese s’est mis en tête de raconter leur histoire d’amour et d’en faire un roman, relatant par ricochet cette période tumultueuse et passionnante. Mais voilà que les archives de cette époque ont disparu et donc pas moyen de documenter l’exil de ce troubadour qui fut en son temps l’alter ego du grand Florentin. Ces Idylles sont ce qui reste de ce projet avorté. Mais quels restes ! Genovese nous en donne un aperçu dans un magnifique poème aux lentes scansions mélancoliques où Guido arpente les bords de la Garonne pour retrouver sa belle. Chapeau l’artiste!
Un extrait des Idylles de Toulouse:
Un jour que le silence agressait
mes pensées revenant sur le temps
qui se disperse au vent
de l’histoire et des souffrances
quelque part sur les berges
dans une petite clairière qui s’ouvrait
parmi les ruines d’un temple immémorial
je le vis qui parlait doucement
à une nymphe assise à ses côtés
La caresse du printemps berçait
l’exilé qui fuyait le malheur
l’inquisition et le bûcher
l’air sentait le jus des pommes d’or
et le gai savoir à son désir nié
le carrousel des oiseaux distillait
l’arôme des harmonies outrées
et l’effroi de la quête sans issue
enfantait la licorne ensorceleuse
d’une évanescente éternité
Dans son labyrinthe végétal
asile à la douleur des sans patrie
pris au piège de sa destinée
marbre incorruptible de sa modernité
il se cherchait dans les yeux de l’aimée
Volée des mots de l’âme
la nymphe souriait de ses larmes
en lui souhaitant un retour heureux
Il y a plus de sept cents ans
que Guido Cavalcanti m’a passé
ses colères et son désespoir
la clairière n’est plus là
la vieille Daurade est poussière
il n’y a autour de moi
que le désert du temps
et mon temps sera long encore sept cents ans
Fulvio Caccia
LIEN INTERNE ALTRITALIANI:
‘Idilli di Messina’, fiore di poesia di Andrea Genovese. Un article de Brigitte Urbani.