A Venise, mort et résurrection. Une nouvelle chronique d’Arièle Butaux.

L’édition 2020 de la traditionnelle et très populaire Fête du Rédempteur (Festa del Redentore) célébrée chaque année à Venise le troisième dimanche de juillet en mémoire de l’épidémie de peste de 1575-77 aura bien lieu, mais sans spectacle pirotechnique ni grands rassemblements sur les rives. Resteront la fête, la dévotion et le pont votif qui unit la rive à la Basilique de l’île de la Giudecca. Une décision triste, difficile mais sage du Maire de Venise Luigi Brugnaro, soucieux d’éviter de toujours possibles foyers de contagion du Covid vu la foule qui chaque année participe à cette fête. “Venezia è una città sicura. Non possiamo rischiare”.

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Fête du Rédempteur 2016 à Venise – Photo de Laure Jacquemin

Chronique vénitienne du 9 juillet 2020

Des fleurs, des mots, des photos. L’échoppe, large comme quelques boites à chaussures, en est couverte. Aldo Serafin n’ouvrira plus sa porte. Il ne s’assoira plus devant son établi. Il ne prolongera plus la vie de nos souliers, bottes et bottines. Venise a perdu son calegher, son calzolaio, son cordonnier et l’on se transmet la nouvelle avec la stupeur et la tristesse que suscitent la mort d’un proche. Certes, l’homme était charmant et un peu magicien, passé maître dans l’art de ressusciter des mocassins en fin de vie, de sauver nos pieds lors d’achats inconsidérés d’escarpins sublimes mais trop petits, modifiant une forme, la hauteur d’un talon, ajoutant ou supprimant une bride, revenant parfois pour le plaisir à la confection sur mesure… il accomplissait ses miracles pour pas bien cher et pour un brin de causette. Mais depuis quarante ans, il était surtout l’une de ces figures qui font l’âme d’une ville.

Aldo Serafin

On ne passait jamais devant sa boutique sans glisser une tête pour dire bonjour, on prenait chez lui le pouls de Venise comme on le fait encore chez quelques rares commerçants qui ont connu la Venise d’“avant”. A l’épicerie Mascari au Rialto où Sonia, soixante ans de métier, blouse blanche et sourire de jeune-fille, dispense conseils et recettes avec malice et gourmandise. Entre l’échoppe d’Aldo et la vitrine de Mascari, à peine deux-cent mètres dont la physionomie change incessamment et très vite, du moins jusqu’au confinement car, aujourd’hui, la plupart des commerces autour de San Silvestro n’ont pas rouvert.

On circule parmi des points d’interrogation, des vides cernés d’incertitude, des pas-de-porte muets. Malgré la chaleur et la présence de quelques touristes, ce début d’été n’annonce ni le début des vacances ni la reprise des activités mais un entre-deux mouvant. Alors on s’accroche aux repères – et Aldo, le calzolaio, en était un -, aux terrains connus, aux rituels.

On préparait déjà, sans y croire tout à fait, la nuit du Redentore, la plus fabuleuse des fêtes vénitiennes, qui devait revêtir cette année une signification particulière.

La tradition du Redentore remonte en effet à 1577 et célèbre la fin d’une terrible épidémie de peste à l’occasion de laquelle fut construite sur l’île de la Giudecca, par Andrea Palladio, la basilique du même nom. Comme chaque année, des milliers de bateaux auraient dû se réunir sur le bassin de San Marco pour les pique-nique les plus attendus de l’année, souvent de véritables festins partagés d’une barque à une autre en attendant sous les étoile le coup d’envoi d’un des plus beaux feux d’artifice au monde. Près d’une heure de magie pyrotechnique illuminant les monuments de Venise et ricochant sur l’eau, de l’émotion plein les yeux et le coeur avant la dispersion des bateaux remontant en guirlande lumineuse le Canale Grande. Une provision de souvenirs émerveillés jusqu’à la prochaine fête, attendue cette année comme la consolation de nos jours reclus.

Mais la nouvelle vient de tomber : il n’y aura pas de feux d’artifice cette année, pas d’agapes sur l’eau ni sur les quais. On ne risque pas sa vie pour une fête, aussi belle soit-elle. Pour la Sérénissime, il n’est pas temps encore de tourner la page.

Festa del Redentore – Ouverture du pont provisoire qui mènera cette année à la Basilique du même nom.

Demain, pourtant, l’espoir viendra de La Fenice, la plus résiliente des maisons d’opéra : on y donnera Ottone in Villa, le premier opéra d’Antonio Vivaldi. Dans la plus pure tradition baroque, la Fenice s’est appuyée sur les règles très contraignantes imposées par la situation sanitaire pour inventer, innover, transformer son plateau en coque de navire renversée, à la fois arche protectrice de nos espoirs et désirs de beauté et phare dans la nuit pour marcher sans peur vers demain.

Réouverture de La Fenice – photo d’Elena Barinova

Lexique :
calegher (vénitien), calzolaio(italien) = cordonnier

Arièle Butaux

Page d’auteur d’Arièle Butaux sur Altritaliani et liens à ses autres chroniques vénitiennes publiées précédemment sur notre site franco-italien

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Arièle Butaux
Ecrivaine et journaliste française vivant à Venise. Médiatrice près la Cour d'Appel de Paris.

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