De Bari dans les Pouilles, théâtre de l’adolescence du narrateur et de ses camarades, un roman-enquête d’une grande verve, un portrait acide mais drôle de l’Italie des années 80, période où l’argent coulait à flot et où les repères étaient chamboulés. Une époque abordée comme un point de bascule de la société italienne et de nos sociétés occidentales. “Case départ” a obtenu le prestigieux Prix Viareggio en 2010.
«À ce moment-là, je sentis quelque chose de physique bouger sous nos corps – un petit mouvement sismique nous synchronisa avec l’époque, Eurythmics était de nouveau au hit-parade, Dirty Dancing de nouveau à l’affiche, le rideau de fer de nouveau là, troisième réélection de Thatcher, et nous revoilà… Nous revoilà en 1987.»
Case départ est une plongée dans le Bari des années 1980, théâtre de l’adolescence du narrateur-témoin anonyme.
Cherchant une explication aux parcours et aux vies de ses amis et de leurs parents, il s’engage dans une exploration de son propre passé, passé où se confrontent les générations, les classes sociales et les différents espaces urbains. Lui-même est le fils d’un entrepreneur en pleine ascension ; son copain Giuseppe, le fils de nouveaux riches au succès aussi fulgurant qu’éphémère et emblème de la consommation ; Vincenzo, le fils d’un avocat bien installé, assoiffé de vengeance à l’égard de son père, qu’il estime responsable de la mort de sa mère. Au fur et à mesure de leur prise de conscience, les trois personnages glissent des quartiers résidentiels aisés dont ils sont issus à Japigia, zone périphérique et délaissée de Bari, seul endroit où ils se sentent encore à leur place. Mêlant flash-back et entretiens avec ses camarades d’autrefois, cette narration-enquête reconstitue un tableau très précis des années 1980 : événements, musique, cinéma…
À travers des histoires individuelles, Case départ présente une réflexion fouillée sur cette période, abordée comme point de bascule de nos sociétés, qui préfigurait l’Italie et l’Europe occidentale d’aujourd’hui, leurs dérives et leur pendant sombre: invasion des médias bêtes et abêtissants, course effrénée à la consommation, explosion du capitalisme, développement des télévisions commerciales, gloire toute puissante de l’argent, vacuité et absurde croissant sous des dehors clinquants, statut prépondérant du divertissement, coulisses déplorables du succès… Période qui, sous ses paillettes et les spots de ses plateaux télévisés, est présentée comme « un traumatisme sans événement ».
En somme, Case départ est la radiographie d’un monde dépeint par une plume mordante, ironique, désabusée et pourtant pleine de tendresse.
Roman de l’envers du décor d’un bien-être apparemment béat, roman de formation des personnages et de notre monde contemporain, Case départ emporte aussi le lecteur par son style singulier. Parfois, la construction des phrases n’est pas sans faire penser à de grandes volutes baroques et vertigineuses où rien n’est laissé au hasard. Alerte, par moments retorse, l’écriture de Lagioia témoigne d’un redoutable sens de l’observation et procède par accumulations et par images toujours fines et inusitées (n.d.r. voir les extraits).
Première publication d’un roman de Nicola Lagioia en français, la parution de Case départ donne l’opportunité aux lecteurs francophones de lire un auteur considéré en Italie comme l’un des plus brillants de sa génération.
Laura Brignon
EXTRAITS:
(Au sujet d’un homme qui travaille pour le père de son ami Vincenzo)
_ «Son dialecte n’a rien à voir avec les explosions vernaculaires que l’avocat et ses collègues s’accordent pour pimenter un raisonnement, moyen auquel même les professeurs d’université ont recours […]. Le dialecte de Rictus possède la circularité obscure des langues mortes, il suit la logique des trous noirs. Ainsi, quand le chauffeur prononce les mots “assignation en chustice” (l’avocat lui a demandé d’envoyer des documents au tribunal), on dirait que le code pénal se réduit à quelques signes cunéiformes gravés sur un bloc de basalte ; et quand, par un rapide changement d’accent, sa bouche enfante le mot hambèrgueurre (il est dix heures du soir et l’avocat, encore au bureau, lui a demandé de faire un saut à la sandwicherie du coin), ce n’est pas le dialecte de Rictus qui est ébranlé par la terminologie des fast foods, mais le lexique nord-américain – tombé par erreur dans le panorama des mots à portée de cette langue morte – qui se fait aspirer, ingérer et convertir à son code de pierre.»
(A propos de sa génération et des années 1980)
«Si les jeunes qui s’étaient roulés nus dans la boue sous les tempêtes électriques de Jimi Hendrix avaient expérimenté la flamme originelle du phénomène – chaude, de fait –, il ne nous en restait que le cadavre endimanché. Nous étions à l’heure des teen movies pour futurs dirigeants d’entreprise et de l’initiative absurde de Usa for Africa. Un souffle mort, tellement mort, desséchait les crépuscules de nos villes et se prétendait vivant en se couvrant de paillettes. Giuseppe n’était pas conscient de ces aspects de notre époque. Cependant, il s’affairait dans toutes ces fêtes comme si se jeter dans le pire à portefeuille ouvert était le seul moyen d’entrer en contact avec l’esprit du temps.»
L’auteur
Né en 1973 à Bari, Nicola Lagioia est l’auteur de trois romans (le quatrième sortira à l’automne prochain en Italie), tous salués par la critique italienne, et de plusieurs nouvelles. Il est également le directeur de «Nichel», la collection de littérature italienne de la maison d’édition Minimum fax et anime une revue de presse culturelle à la radio.
Publié par la prestigieuse maison d’édition Einaudi en 2009, “Case départ” (Riportando tutto a casa) est le troisième roman de Nicola Lagioia, et le premier traduit en français. Il a remporté le prix Viareggio, le prix SIAE, le prix Volponi et le prix Vittorini.
CASE DÉPART
Littérature étrangère
éd. Arléa
Nicola Lagioia
traduit de l’italien par Laura Brignon
Prix :22 euros
336 pages, 2014