L’œuvre de Leonardo Sciascia appartient désormais à la littérature et à l’histoire. Il nous a quittés il y a plus de trente ans. C’est un homme du XXe siècle : né dans les débuts du fascisme en Italie (1921) et mort quelques jours après la chute du mur de Berlin (1989). Il a vu le jour et a grandi en Sicile intérieure (à Racalmuto, un bourg près d’Agrigente) et sous le fascisme: c’étaient ses deux handicaps, disait-il. Mais il n’a jamais quitté la Sicile, bien qu’il en ait eu le projet: bien décidé, vers la fin des années 1970, à s’installer à Paris, qu’il adorait. Et la France, de son vivant, lui rendait cet amour : Claude Ambroise, Maurice Darmon, Mario Fusco, Philippe Renard, Jean-Noël Schifano, entre autres, ont été des passeurs remarquables; Maurice Nadeau a été son principal éditeur, soutien fidèle.
Voilà aujourd’hui une actualité éditoriale:
Plus de vingt ans après ses Œuvres complètes (qui, au sens strict, ne l’étaient pas) en trois volumes chez Fayard, les traductions révisées alors par Mario Fusco sont maintenant disponibles en édition de poche, dont récemment les grands romans «policiers» à l’intrigue mafieuse et politique Le Jour de la chouette (GF-Flammarion), A chacun son dû et Le Contexte (Folio).
A quoi il faut ajouter, en édition de poche également, une apostille au fameux récit d’Alessandro Manzoni, Histoire de la colonne infâme (Babel-Actes Sud), un modèle inégalé de dénonciation d’une injustice, selon Sciascia. Pour être complet, mentionnons aussi un recueil de ses textes sur Stendhal, qu’il aimait passionnément, Stendhal for ever, paru en 2020 (Cahiers de l’Hôtel de Galliffet), et une nouvelle traduction d’un récit-enquête, genre dans lequel il excellait, Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel, parue en 2022 (Allia).
Paraît également aujourd’hui aux éditions Nous un second recueil de textes inédits en français, Le Feu dans la mer (Récits de Sicile), composé de vingt-cinq nouvelles et chroniques, après le recueil d’essais Portrait sur mesure paru en 2021 (voir à ce lien l’article Altritaliani).
Sciascia, grand lecteur lui-même, à la vocation d’écrivain précoce, qui pouvait voir dans les années 1930 à Caltanissetta, la ville où il étudiait pour devenir instituteur, un écrivain plein d’ironie, antifasciste convaincu, Vitaliano Brancati, donne dès la fin des années 1940 des récits brefs et des chroniques, qui ouvrent Le Feu dans la mer. On est là avant ses premiers livres, dont le plus important est le livre de témoignage Les Paroisses de Regalpetra, description implacable de son bourg de Racalmuto au milieu des années 1950, des années de grande pauvreté et d’incurie dans une large partie de la Sicile; et même avant ses premières nouvelles à succès, La tante d’Amérique, La mort de Staline (regroupées ensuite avec d’autres dans Les Oncles de Sicile).
Au fil de ce nouveau recueil, en passant à des textes des années 1950 puis des années 1960, on voit Sciascia, d’abord inspiré par des écrivains et des revues de l’entre-deux-guerres, épurer peu à peu son style. Ce sont bientôt les années du « miracle économique » italien (1958-1963) puis son essoufflement, les années aussi du pouvoir sans partage du parti de la Démocratie chrétienne, qui devra ensuite s’allier avec le Parti socialiste, en 1963, pour une coalition de « centre-gauche » dont Sciascia dénoncera les effets délétères, les partis d’opposition perdant leur âme, leur raison d’être, selon lui.
C’est la trame qui réunit aussi ses romans des années 1960 réédités aujourd’hui : du Jour de la chouette (1961) au Contexte (1971), on peut suivre en effet, comme cela a été expliqué dans Portrait sur mesure, les espoirs de changement puis les désillusions de Sciascia, qui vit alors une véritable crise personnelle, qui se traduit par exemple par cette tirade presque fameuse d’un personnage d’A chacun son dû (1966), résumant les calamités de la Sicile: « Un demi-million d’émigrés, c’est-à-dire presque toute la population valide; l’agriculture complètement abandonnée; les soufrières fermées et les mines de sel sur le point de l’être; le pétrole qui est une vaste blague; les institutions régionales bourrées de plaisantins; le gouvernement qui nous laisse croupir dans notre jus… Nous sommes en train de couler, mon cher ami, de couler… » Dans ce contexte, Sciascia épure son style et laisse poindre davantage d’amertume, vers la fin du recueil. Au tournant des années 1960 et 1970, l’absurdité, dans Le diplôme, ou la cruauté, dans Le feu dans la mer, sont contemporaines de son premier roman traitant ouvertement de l’Italie (et non plus de la Sicile), Le Contexte, alors qu’il est appelé à devenir un écrivain et un intellectuel de premier plan à l’échelle du pays.
Et surtout, dans ce recueil Le Feu dans la mer et dans ces romans réédités, quel plaisir de lecture ! Sciascia est un conteur d’histoires, il est ici dans son monde, au plus près des gens de la campagne, des bourgs et des petites villes (plutôt que de Palerme, où il s’installera un peu malgré lui en 1967, qu’il croque ici dans Une histoire vraie)[1]. Dans Portrait sur mesure (dans Lieu-dit la « Noix »), on pouvait lire une belle description de cette campagne autour de Racalmuto, lieu auquel il était attaché par une maison héritée de son grand-père; dans les récits du Feu dans la mer, elle s’anime de personnages, de passions simples et fortes, de peur et de pitié (La paie du samedi, Le soldat Seis), d’avarice (Le legs), de lâcheté ou de courage (Voilà les nôtres !, Le silence, L’admonition), de naïveté ou de raison (L’ouvrier agricole sur la lune, Le trésor). Tandis qu’à la ville – comme dans l’intrigue d’A chacun son dû – semblent réservés les thèmes mêlés du désir, de l’amour et de l’honneur (Portrait d’un chef, Boucherie, L’escroquerie, Une comédie sicilienne).
Et s’il évoque des événements plus vastes, historiques, ce ne sont pas seulement ceux dont il a été le témoin ou le contemporain (la guerre civile d’Espagne à travers les Italiens qui y ont participé, dans La peur et Le soldat Seis; la Seconde Guerre mondiale dans Une kermesse, Gary Cooper à Licata, Les Allemands en Sicile), mais aussi des événements plus anciens, comme l’expédition de Garibaldi en Sicile en 1860, qui allait conduire à l’unification de l’Italie (Le silence), ou l’histoire de son bourg de Racalmuto sur plusieurs générations (Monsieur T protège le bourg, un récit inédit de son vivant, donné en annexe).
Et dans ce plaisir de lecture que Sciascia veut donner, il n’oublie pas, dans ces textes réunis dans Le Feu dans la mer, quelques hommages à ses devanciers, des écrivains siciliens qu’il admire (non seulement Brancati, mais aussi Giovanni Verga et Luigi Pirandello, les deux grands) ou des écrivains du monde entier, comme Paul-Louis Courier, Nicolas Gogol, André Gide ou Jorge Luis Borges. Et si on relevait les références et les hommages glissés dans ses romans réédités aujourd’hui, du Jour de la chouette au Contexte, la liste serait bien plus longue (et elle comprendrait, bien sûr, Montaigne, Voltaire et Stendhal, pour ne citer que trois autres écrivains français parmi ceux qu’il admirait).
Sciascia fait penser, fait frémir et s’émouvoir. Mais il veut et il voulait toujours aussi agir, et que ses écrits servent à quelque chose, à un progrès, à un combat – et peut-être voulait-il faire agir. « J’écris seulement pour faire de la politique », écrit-il un jour au réalisateur Elio Petri, qui s’apprête alors à adapter A chacun son dû au cinéma. On ne doit pas l’oublier aujourd’hui.
Frédéric Lefebvre
[1] Quelques textes font exception: deux se situent à Rome, où Sciascia a vécu en détachement quelques mois en 1957-1958 (Chronique d’un amour, Gens de Regalpetra à Rome), un en Calabre (Ce que pensent les évêques).
LA NOUVEAUTÉ:
Le feu dans la mer (Récits de Sicile)
Leonardo Sciascia
Traduit de l’italien et présenté par Frédéric Lefebvre
Editions Nous – Collection VIA
224 pages – 24 euros
Paru en avril 2024
ISBN : 978-2-370841-31-5
Résumé de l’éditeur:
Le feu dans la mer est un livre composé de 25 récits de Leonardo Sciascia, inédits en français. Il couvre la période allant de 1947 — les débuts de l’écrivain — à 1975, et compose un portrait à facettes de la Sicile et de ses habitants. Ces textes portent sur divers aspects de l’île : sur le monde rural et ses mœurs, sur des événements historiques comme l’unification italienne au XIXe siècle et la guerre d’Espagne, tels qu’ils ont été vécus par des Siciliens, sur la vie pendant le fascisme, ou encore sur la libération de la Sicile par les Américains en 1943. On y retrouve ses thèmes majeurs : la peur et la pitié, la richesse et la pauvreté, la folie et le pouvoir — et sa tonalité sarcastique. Ce livre nous reconduit à la source de l’inspiration de Sciascia, de son art de conteur, d’écrivain qui se tient au plus près des gens : son bourg, les soufrières et leur exploitation, les problèmes du développement économique. Car Sciascia n’écrit pas seulement pour raconter, mais pour agir, pour dénoncer : les pouvoirs corrompus, l’oppression, la mafia. Et il le fait toujours avec un art plein d’intelligence ironique, d’humour et de justesse critique. |