Au travers d’une BD intitulée De Sel et de Sang, sortie en mai dernier aux éditions Les Arènes, Fred Paronuzzi, auteur et scénariste, et Vincent Djinda, dessinateur, reconstituent avec talent, en quelque 140 planches, une page tragique et trop souvent oubliée de l’histoire de l’immigration italienne en France : le massacre, en août 1893, des Italiens d’Aigues-Mortes qui a fait 10 morts et plus d’une centaine de blessés. Une rixe entre ouvriers français et saisonniers transalpins, tous «forçats du sel» recrutés par la Compagnie des Salins du Midi, dégénère et déclenche dans la ville une traque impitoyable aux immigrés italiens. Saura-t-on jamais ce qui a déclenché une telle folie ? Altritaliani remercie Isabelle Felici, professeure en études italiennes à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, pour son article qui nous permet de mettre en valeur ce bel ouvrage. En fin d’article, visionnez la vidéo (source webtv.univ-montp3.fr).
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De sel et de sang, Fred Paronuzzi (texte), Vincent Djinda (dessin)
Les Arènes, 19 mai 2022, pp. 144, 22€
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En feuilletant l’album De sel et de sang (Les Arènes 2022), de Fred Paronuzzi et Vincent Djinda, on est frappé par la beauté des corps et des visages et par le jeu de couleurs, changeant au fil des pages. On est frappé aussi par le courage des auteurs pour s’être à leur tour confrontés, presque cent trente ans après les faits et après de (trop) nombreuses décennies d’« oubli », à cet épisode peu glorieux, ce massacre de travailleurs italiens à Aigues-Mortes, en août 1893. Avant d’entamer la lecture et pour retarder le moment où, forcément, on se sentira frissonner d’horreur et de honte en (re)découvrant le déroulement de cette tuerie, attardons-nous encore sur quelques détails et d’abord, réflexe oblige, sur la bibliographie, constituée des principaux travaux d’historiens publiés, en français, sur le sujet[1]. De ces sources est tiré aussi un court résumé où, à grands traits, est efficacement retracé le contexte du travail dans les salins d’Aigues-Mortes : l’organisation de l’exploitation du sel, la main d’œuvre employée, le cadre économique et politique en 1893, ainsi que les répercussions de l’affaire en France et en Italie (p. 137-138 et 140). Cette solide recherche documentaire rassure donc d’emblée sur les choix que, par ailleurs, s’agissant d’une production culturelle, il a bien fallu faire pour la mise en images et la scénarisation, notamment en cas de variation entre les différentes reconstructions historiques.
Arrêtons-nous aussi sur les dédicaces : en premier lieu figurent les noms des dix personnes mortes sous les coups de bâtons, coups de couteau, coups de feu ou asphyxiées : neuf prénoms et noms suivis chacun de l’âge, de la commune et de la province d’origine de la victime, sans doute pour que, en s’attardant aussi longtemps que possible, l’hommage soit plus soutenu. Neuf victimes plus une, toujours non identifiée. L’ouvrage est dédié aussi à cette Aigues-Mortaise décédée alors qu’elle portait secours aux Italiens, à un ami de l’auteur qui, lui, connaissait l’histoire, et au grand-père Giulio.
Ce dernier dédicataire interpelle forcément. Il n’y a pas de Giulio parmi les victimes d’Aigues-Mortes, ni d’Antonio (le nom de mon grand-père), ni de Domenico, du nom du grand-père de Baru qui, rappelons-le, a choisi d’ouvrir sa trilogie Bella Ciao, dont uno et due ont déjà paru[2], justement avec la tragédie d’Aigues-Mortes, pourtant le raccourci est vite fait : de toute cette haine et ce mépris, nos grands-pères, au travail, leurs compagnes et leurs enfants, ont bien dû recevoir leur part. D’où l’intérêt à se souvenir encore et encore, alors que d’autres ont eu si longtemps « intérêt à ne pas se souvenir » (Noiriel p. 247). Ainsi s’estompe un peu la colère ressentie, par exemple, au moment où on découvre que cette jolie petite ville, si pittoresque, que, enfant, on avait adoré visiter pendant des vacances en famille, avait été le théâtre d’une chasse à l’Italien. Pour ma part, j’ai fait cette découverte en lisant le chapitre de Robert Paris sur l’immigration italienne dans l’importante Storia d’Italia publiée par l’éditeur Einaudi de Turin, un texte de 1975 déjà, sans doute un des premiers à relater les faits, et dont on s’étonne qu’il soit si souvent absent des bibliographies.
La colère a pointé son nez aussi quand l’exposition « Aigues-Mortes, vues d’Italie », montée par Enzo Barnabà, que nous avions fait circuler dans plusieurs établissements de l’Hérault en 2010 et 2011[3], est restée des mois et des mois dans des cartons, à mon domicile, parce qu’Enzo ne parvenait à la faire accepter, en cadeau, à la mairie d’Aigues-Mortes. Depuis qu’une plaque a été fixée place Saint-Louis, c’est le cœur un peu plus léger que, dans les petites rues, sur les places et autour des remparts de la ville, j’accompagne les parents et amis en visite.
Je n’ai plus beaucoup de courage non plus face aux réactions d’étudiants à qui j’ai pu proposer au fil des ans de participer au travail de reconstruction de la mémoire de l’immigration italienne, qui prend notamment la forme d’une série de témoignages maintenant accessibles en ligne sur la plateforme « Enfants d’Italiens et d’Italiennes »[4]. L’une de ces étudiantes était bien tentée, mais l’idée qu’il lui faudrait évoquer les souvenirs de sa famille aigues-mortaise avec son père et ses grands-parents, tous, forcément, seulement témoins indirects, lui est vite devenue insurmontable : malgré ses larmes, elle a pu me raconter combien c’était déjà une victoire, pour elle, d’avoir fondé une famille avec un descendant d’une plus récente immigration.
Et je n’ai plus de courage du tout pour résumer encore, ici, les faits. De cette histoire, on connaît malheureusement déjà la fin et si ce n’est pas le cas, le plus simple est encore de lire l’album. Les auteurs ménagent tout de même un suspens, si bien que, grâce aussi aux choix narratifs et graphiques mis en œuvre, au-delà du massacre, pointe encore l’espoir.
Cet espoir est par exemple personnifié chez Léopold Lambert, le fils de Joseph, propriétaire et actionnaire de la Compagnie des Salins du Midi. Un conflit générationnel l’oppose à son père, conflit qui s’inspire de L’Avare nous dit la bibliographie, mais qui est surtout politique : concurrence, profit, jeu de l’offre et de la demande, exploitation de la misère, les grands mots fusent entre les deux hommes, mais quels arguments opposer à l’intérêt et au mépris entremêlés ? Le fils ne parvient pas non plus à défendre le majordome italien, maltraité par son père, et tous deux assistent impuissants à la scène où le propriétaire refuse d’ouvrir la grille et de laisser entrer les Italiens que les gendarmes tentent de protéger. L’espoir, on le voit, est bien faible, à court et à long terme : les expressions « forçats du sel » et « damnés » de l’or blanc viennent nous rappeler qu’aujourd’hui, ailleurs sur la planète, le sel continue de brûler la peau des ouvriers qui le récoltent et d’être l’objet des pires trafics. Lambert père utilise aussi une autre formule qui pourrait passer pour historique, tant l’idée qu’elle exprime a circulé : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde. » (p. 44)
C’est pourtant ce que fait la narratrice, la boulangère, qui abrite des Italiens dans sa boulangerie et qui assiste aux scènes de massacre : « Ce jour-là j’ai compris que la vilenie était la chose la mieux partagée au monde et qu’il en fallait bien peu pour que se craquelle le vernis dont on recouvre nos bas instincts. » (p. 98) Malgré tout, la boulangère apporte elle aussi une note d’espoir, d’autant plus que les auteurs ajoutent une trame amoureuse entre elle et un contremaître italien (p. 52-53, 72-73, 84-85).
D’autres personnages encore tentent de ramener à la raison les esprits en furie, parfois au prix de leur réputation, comme la logeuse (p. 75-77), ou par les mots et par la force, comme cet ouvrier, impressionnant double de Maciste (p. 35 et 106), comme la compagne du tambourinaire (p. 89) qui décide d’accompagner la chasse à l’ours. Sans succès, car « la foule réclame qu’un sang impur abreuve les salins ». (p. 51) On aimerait pouvoir sourire, tant le jeu de mots est efficace. Tout y est : la soif, l’eau, l’exploitation du sel, la violence, les mouvements de foule, le sang, le patriotisme et la haine de l’étranger.
Le dessinateur aussi pratique l’art de la synthèse. Observez le petit dessin qui vient, par intervalles, ponctuer le récit, comme pour nous permettre de souffler entre chaque épisode d’horreur : juste le tas de sel, fruit de tant d’efforts et de souffrances, et le ciel. Faisant le lien avec la dernière vignette de la page 20, au fil des occurrences, l’horreur s’amplifie en même temps que le ciel change de teintes.
Puis c’est le tas de sel lui-même qui se couvre progressivement de tâches, jusqu’à l’horreur totale. Les couleurs pourraient sembler irréelles, mais elles reflètent au plus près les teintes du ciel d’août, ainsi que le rose de l’algue qui se développe dans l’eau des marais salants (le rose des flamants). Elles sont donc bien réelles : c’est la violence qu’elles symbolisent qui font douter de cette réalité.
J’ai déjà souligné la beauté des corps et des visages, rarement au repos, (sauf page 20, juste avant l’explosion, ou quand ils sont morts). Cela commence par les corps au travail, d’abord sans visage (peut-être est-ce le corps de la victime non identifiée) comme sur la page de couverture. Les visages apparaissent ensuite, souvent en gros plan, à cause de l’effort. S’ils deviennent « terribles et laids » (p. 79), c’est plus tard, quand ils sont déformés par la violence et la haine, pour les uns, ou par la peur de mourir pour les autres, ou encore par la colère, comme celle de la boulangère ou de cette autre femme, « une poule de Piémontais », accourue pour prévenir les Italiens qu’ils doivent fuir.
Restons donc sur ce sentiment de colère, qui devra accompagner la lecture de cet album. Et même faisons-la monter encore, cette colère, en citant, par exemple, quelques vers d’un poème en occitan, quand italien (ou bachin à Marseille, avant babi[5]) rimait avec couteau et mandoline, et quand un poète marseillais, Pierre Mazière, qui a bien dû donner son nom à quelque boulevard de la capitale phocéenne, pouvait envoyer au bourreau les Italiens qui « sentent la bête fauve, avec leurs habits couverts de tâches, leur peau sale et leurs museaux bruns » :
Au bolho ! la raça dei babis
Sus d’un vièlh bastiment a vèla, Malas e matalàs sus l’esquina, |
Au bourreau ! la race des babis
Sur un vieux bateau à voile, Malles et matelas sur le dos, |
On pourrait citer beaucoup de textes de ce genre, de Marseille ou d’ailleurs, car le midi n’a pas l’exclusivité de ce genre de production[7], mais celui-ci illustre bien le fait qu’Aigues-Mortes n’est que le « paroxysme d’un processus » (Noiriel p. 96) et que, derrière le massacre, il y a aussi les discours.
S’il y a un intérêt à retourner à Aigues-Mortes, c’est pour que la colère continue de nous habiter face aux simplifications et aux stéréotypes, même les plus anodins en apparence, qui sont toujours d’actualité.
Merci à Vincent pour le dessin. Grazie a Fred per il compito d’italiano.
Isabelle Felici
Université Paul-Valéry Montpellier 3
VIDÉO
Le département d’Italien (UFR2), le laboratoire ReSO (Recherches sur les Suds et les Orients) et l’association I Dilettanti de Montpellier ont organisé le 22 novembre 2022 une rencontre autour de la sortie de l’album « De sel et de sang », aux éditions Les Arènes, dont le scénariste Fred Paronuzzi est l’auteur des textes, et Vincent Djinda, le dessinateur. Suite à cette rencontre, ces derniers ont accepté de répondre aux questions d’Isabelle Felici. Un peu plus d’une demi-heure d’entretien, pour vous plonger dans un univers de sel et de sang.
[1] Enzo Barnabà, Mort aux Italiens, Editalie, 2012 et Gérard Noiriel, Le massacre des Italiens, Paris, Fayard, 2010.
[2] Voir sur ce site « Baru, Bella ciao ou le stéréotype sublimé », https://altritaliani.net/bande-dessinee-et-immigration-italienne-baru-bella-ciao-ou-le-stereotype-sublime/
[3] Table ronde et exposition « Aigues-Mortes, vues d’Italie » dans le cadre du programme Devoir d’Histoire, histoire des mémoires en Languedoc-Roussillon, Région Languedoc-Roussillon, 2010 et 2011.
[4] Plateforme Enfants d’Italiens et d’Italiennes, https://enfantsditaliens.univ-montp3.fr/
[5] Isabelle Felici, « Sugli stereotipi: genovesi, piemontesi, napoletani, tutti uguali per un marsigliese? » Altreitalie, Edizioni della Fondazione Giovanni Agnelli, 2015, n° 50, p. 178-188. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01363567/document
[6] « Lei babis », La Sartan n°40, 13 février 1892, mentionné par Claude Barsotti.
[7] Pour rester dans le domaine de la BD et citer encore Bella ciao, voir l’article de L’Étoile de l’est du 24 juillet 1905 que Baru reproduit dans Bella ciao (uno), p. 39.
SALE AOÛT Comédie triste en quatre actes à la mémoire des ouvriers italiens massacrés à Aigues-Mortes en 1893.
Texte de Serge Valletti mise en scène Patrick Pineau – Saison 2010-11 MC93 Bobigny
Sans oublier que Mimo Lucano a été désigné citoyen d’honneur de la ville de Bobigny le 25 avril 2022.
Bobigny ville ouvrière et multiculturelle dans le quotidien, hier et aujourd’hui.