Le miel – u mele – une antique tradition patrimoniale de Corse (et d’Italie?)

Innombrables sont les liens qui unissent la Corse à l’Italie, et avant tout son histoire, puisque la Corse, qui fut une province de l’Empire romain, fut italienne pendant près de sept siècles, possession d’abord de la République de Pise (1077-1284), puis de la République de Gênes (1284-1768). Une histoire mouvementée car la position stratégique de l’île, au cœur de la Méditerranée, à 87 km seulement de la côte italienne et 160 km de la côte française, ne manquait pas de susciter les convoitises des grandes puissances européennes, notamment l’Angleterre, l’Espagne et la France. C’est après bien des combats – et malgré l’héroïque résistance des Corses dont Pascal Paoli est une figure exemplaire – qu’en 1769 (l’année de la naissance de Napoléon Bonaparte) la Corse fut rattachée à la France. La longue histoire commune de l’Italie et de la Corse et leur proximité géographique ont eu pour effet que la langue corse (qui, soulignons-le, n’est pas un dialecte) est très proche de la langue italienne et de ses dialectes, et que nombre d’usages et de traditions le sont également.

Venons-en donc au sujet de ce petit article : le miel, les ruches, les ruchers.

Le mot «miel», «miele» en italien, se dit «mele» en langue corse. Quant à la ruche, «alveare», «arnia» ou «bugno» en italien, elle se dit le plus fréquemment «bugnu» ou «bugnaghju» (prononciation «bugnadiu») en corse, les termes «arna» ou «arnia» étant tombés en désuétude. Dès le Moyen Âge, la Corse était une grande productrice de miel, et notamment la «pieve di Cacci », au Nord de l’île, puisque cette caractéristique était même inscrite dans les toponymes, la racine des communes de Castifau et Moltifau, «fau», signifiant «rayon de miel», tout comme, en italien, le terme «favo» (favo di miele).

Cette très longue tradition, nous pouvons en mesurer l’ampleur grâce à une passionnante étude, tout récemment publiée aux Éditions Alain Piazzola d’Ajaccio, de Jean-Louis Santini : un bel ouvrage intitulé Ernaghji Arnaghji – Les ruchers traditionnels de Corse (200 pages, grand format, 30€), richement illustré de magnifiques photos.

Ces «ruchers traditionnels» (un rucher est un ensemble de ruches), en fonction au moins durant tout le XIXe siècle et jusqu’au début du XXe, relèvent d’une pratique apicole qui de nos jours, explique l’auteur, est quasiment oubliée. Car il ne s’agit pas de ruches ou d’ensembles de ruches tels que nous avons l’habitude d’en voir aujourd’hui, mais de ruches insérées dans les murs de constructions en dur. La belle photo de couverture du livre en donne un exemple représentatif : le mur d’une maison abandonnée dans le maquis corse, sur lequel s’alignent en saillie des séries de doubles pierres plates encadrant chacune un orifice : le «trou d’envol» par lequel entraient et sortaient les abeilles, la dallette du bas servant de piste d’envol. Par ce petit passage les abeilles, de retour, accédaient à leur habitacle : une logette ou un placard tapissé d’alvéoles situé dans l’épaisseur du mur, que le propriétaire ouvrait et fermait depuis l’intérieur de l’édifice.

Trou d’envol à Castifau
Ruche ouverte à Castifau

Autant de ruches, à l’intérieur, que de trous d’envol. La quantité de trous est révélatrice du système économique d’alors. Un trou ou deux pour une consommation purement familiale, davantage lorsque la production était destinée à être commercialisée (troc ou vente). Une production extrêmement précieuse depuis toujours puisqu’elle fournissait à la famille le miel – et donc le sucre – la cire et la propolis. Le placard contenant l’essaim était même une sorte d’« armoire à pharmacie » en raison des pouvoirs antibiotiques, cicatrisants et adoucissants du miel, propriétés connues dès l’Antiquité.

Jean-Louis Santini a découvert et photographié plus de 200 ruchers d’autrefois, quasiment tous d’accès difficile car perdus dans le maquis, envahis par les broussailles, en partie ou totalement en ruines. Il a pu ainsi les classer selon une typologie précise, en fonction de la forme des trous d’envol (fente horizontale, carré…) et du logement des ruches (cylindriques, parallélépipédiques, superposées, juxtaposées), ainsi que du type de bâti dans lequel elles étaient insérées : «a casa» (ruche à l’intérieur de la maison d’habitation), «a casetta» ou «u casellu» (ruches à l’intérieur d’un pressoir, d’une bergerie…), «u pagliaghju» (fenil, remise…), « a casa a l’ape» (bâtiment destiné uniquement aux ruches), «u muru a l’ape» (non plus une maisonnette mais un simple mur).

logettes d’une « casa a l’ape »
trous d’envol d’un « muru a l’ape »

Des abeilles précieuses, surveillées, protégées et soignées comme des animaux domestiques : exposition ensoleillée, présence humaine ou animale afin de chauffer le local, proximité d’un point d’eau…

Qui, aujourd’hui, pourrait imaginer que les abeilles avaient été aussi un moyen de défense, une véritable arme de guerre ? Jean-Louis Santini évoque une bataille demeurée célèbre, la «Bataille de Calenzana». En 1732 (époque d’une série de révoltes contre Gênes), les habitants du village de Calenzana, assiégés par les 600 soldats prussiens du colonel De Vinz commandités par la République de Gênes, déversèrent sur ces troupes d’élite le contenu de leurs «bugni di api» et les mirent en déroute !!! Il mentionne qu’un siècle plus tard Pierre Napoléon Bonaparte (neveu de Napoléon Ier) composa en italien un poème intitulé précisément «La Battaglia di Calenzana» (publié en 1865) où, reprenant l’épisode, il est fier d’attribuer l’issue finale de la bataille aux femmes du village qui firent dévaler les ruches sur les mercenaires prussiens («i compri fanti») :

Dagli alveari che le donne spingono
Giù nella via, dove rimbalzan franti,
L’api stizzose, invelenite, svolano
Sui compri fanti.

Or nelle chiome, a sciami, gli s’avvolgono,
Or li minaccian di trafitte agli occhi,
E da migliaia di pungenti aculei
Li lascian tocchi.

Quei manigoldi, che spietati fecero
Dell’eroine nostre aspro governo,
S’avveggon che le Corse il braccio vindice
Son dell’Eterno.

Des ruches, en effet, il devait y en avoir d’incroyables quantités, et non seulement à Calenzana. Jean-Louis Santini a recensé et photographié environ 200 « ernaghji », mais il signale qu’un document d’enquête de l’an X – concernant donc les années 1801-1802 – mentionne pour la seule région de la Balagne (région de Calvi) 2031 ruches réparties sur 21 communes !!! Qui dit mieux ?

Aujourd’hui la filière apicole de Corse est reconnue au niveau national – AOC Miel de Corse/ Mele di Corsica – depuis 1998, et a obtenu le label européen AOP en 2000. C’est pourquoi les touristes ne quittent pas l’Île de Beauté sans emporter dans leurs bagages une ou plusieurs confections de miel corse, miel de maquis ou miel de châtaigneraie.

C’est donc tout un patrimoine oublié, méconnu, émouvant qu’a exhumé Jean-Louis Santini dans son bel ouvrage. Il envisage de poursuivre ses recherches non seulement en Corse mais dans toute l’aire méditerranéenne. En effet, qu’en est-il en Italie? La grande sœur de la Corse a-t-elle également été constellée, autrefois, de «case a l’ape», de «muri a l’ape» de même type ? Et ce patrimoine rural, actuellement en péril en Corse, l’est-il également dans le Bel Paese ?

Brigitte Urbani

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Brigitte Urbani
Brigitte Urbani è professore emerito dell’Università di Aix-Marseille dove ha insegnato lingua e letteratura italiana. I suoi ambiti di ricerca sono la letteratura moderna e contemporanea, i legami tra letteratura e arte, le relazioni di viaggio e la riscrittura dei miti. Oltre a diversi articoli e contributi, in proprio ha pubblicato in Francia un volume sull’opera di Dario Fo e Franca Rame ('Jongleurs des temps modernes', PUP, Aix-en-Provence, 2013), un’edizione bilingue de 'La Circe' di Giovan Battista Gelli (Garnier, 2015), un’edizione bilingue de 'La Principessa filosofa' di Carlo Gozzi (Les Belles Lettres, 2017) e, in Italia, presso le Edizioni Lussografica, il 'Viaggio in Sicilia di Paul de Musset' (2013) e 'Louise Colet, Sicilia 1860' (2018) e, ultimamente, presso Franco Cesati Editore, 'L'Odissea di Ulisse nella cultura italiana'.

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