« La liberté d’expression à l’épreuve de ses langues : regards croisés franco-italiens ». Tel était le thème du colloque qui s’est déroulé le 5 juin dernier dans les salons de l’Institut culturel italien de Paris.
Organisé par le Comité de la diversité et des droits linguistiques du PENCLUB français en partenariat avec le Pen club italien, l’Istituto italiano di Cultura, en collaboration avec l’Observatoire de la diversité culturelle (animé par Fulvio Caccia) et LinguaFranca, agence littéraire transnationale, ce colloque a rassemblé des écrivains et chercheurs ayant comme qualité la traversée des frontières autant linguistiques, que nationales et disciplinaires. Cette communauté d’artistes transculturels existe, mais elle est souvent renvoyée à son appartenance nationale, alors qu’elle se meut déjà dans des territoires qui muent comme les grandes métropoles modernes.
La première table ronde consistait à faire un état des lieux de cette « internationale dénationalisée des créateurs », comme l’a définie la chercheuse Pascale Casanova. C’est Ugo Fracassa : chercheur italien, Roma 3, qui s’y est attelé en distinguant la situation italienne de celles des pays anglo-saxons dominés par l’hypothèse post-coloniale et multiculturaliste. L’immigration a été à cet égard le facteur déterminant de cette production littéraire qui depuis vingt ans a obtenu plusieurs prix d’importance.
Rocio Durán-Barba : romancière et peintre, a revendiqué son appartenance équatorienne sans en faire pour autant sa seule référence identitaire. Elle a souligné le rôle incontournable du traducteur et de la traduction, première étape du processus indispensable de reconnaissance.
Andrea Iacovella, dont la jeunesse a été partagée entre la France et l’Italie, a rappelé que ce sont les sciences, lui-même étant informaticien, qui l’ont conduit vers les humanités. Pour lui chaque homme, et a fortiori chaque écrivain, va vers sa propre langue. C’est pourquoi il n’est pas inquiet face aux dangers que ferait courir à la liberté d’expression un langage-machine connectant tous les ordinateurs de la planète.
C’est justement pour éviter ce cauchemar babélien, digne des films de science-fiction comme Matrix, que la poétesse Mia Lecomte a été amenée à s’intéresser depuis 20 ans à la littérature transnationale italophone, à laquelle elle a consacré son doctorat publié sous le titre « Di un poetico altrove. Poesia transnazionale italofona » (2018). Pour elle, c’est la combinaison de ces expériences variées qui ouvre un champ à la fois nouveau et très ancien à l’intersection de la littérature nationale ou à celle exotique, son pendant symétrique. Cette incapacité à penser le champ littéraire autrement qu’à partir de ces deux catégories, demeure, selon cette ancienne collaboratrice d’Armando Gnisci, pionnier de ce genre d’étude en Italie, l’impensé de l’espace littéraire contemporain. Ce qui l’a conduite à s’investir dans la création de la Compagnia delle poete – ensemble poético-théâtral d’auteures internationales qui s’expriment en italien, autant que dans l’Agence littéraire Linguafranca dont elle est une des cofondatrices.
L’écrivain italo-argentin Adrian Bravi illustre bien cette longue histoire de l’immigration littéraire. Son essai intitulé La gelosia delle lingue relate cette « séparation des eaux linguistiques » que vit tout émigrant et a fortiori tout écrivain s’exprimant dans une langue étrangère. Se référant à ces grands auteurs déplacés comme Brodsky, il évoque cette langue gémellaire qui se trouve pour l’une sans enfance et pour l’autre sans vieillesse.
Malick Diarrah, écrivain franco-sénégalais, natif de Saint-Louis du Sénégal, a été confronté très jeune à l’expérience de l’exil : enfant, il est kidnappé par des brigands de Mauritanie qui le restitueront à sa famille six ans plus tard. Partageant « l’humanisme radical » de son maître le poète-président Léopold Sedar Senghor, il a cherché tout au long de ses rencontres comme militant du parti communiste et comme ouvrier – il est électro-mécanicien de profession – cette humanité en partage. Quatre livres en scandent le parcours dont L’enfant de Balacosse, (1986), son premier roman, qui sera finalement publié en France chez Publibook en 2002 ; puis chez Menaibuc : Le chemin de l’oublieux (2009), La rébellion des silences (2009), Echos d’un regard impalpable (2010), ainsi que Le Poème De Saint-Louis du Sénégal (L’Harmattan, 2012).
Enfin Andrea Genovese, dont le dernier roman Dans l’utérus du volcan (Maurice Nadeau éditeur, 2018) a été écrit directement en français. Ce roman surprenant brosse à travers une galerie de personnages haut en couleur le portrait d’une Sicile atavique et fellinienne qui se trouve à des années-lumière du modèle normatif du « sensitive reader » dont les éditeurs américains sont entrain de faire la norme. Cet écrivain octogénaire s’est formé lui aussi par l’expérience militante. C’est pourquoi il ne se considère pas véritablement comme un écrivant migrant mais plutôt comme un écrivain singulier, travaillant dans les interstices de ces deux cultures pour faire en sorte que l’expérience esthétique conduise également vers une conscience politique.
Soit, mais comment avoir accès à l’espace éditorial européen si l’on est un écrivain réfugié ou appartenant à une petite nation ? Et quid de la traduction dont Umberto Eco disait qu’elle était « la langue de l’Europe » ? Antoine Spire, écrivain, éditeur a posé ces questions à Linda Maria Baros, poète, traductrice, et animatrice de La traductière, à Jean-Charles Vegliante, professeur émérite Paris 3, traducteur et poète, à Corinna Gepner, Présidente de l’Association des traducteurs littéraires de France et enfin à Gisèle Sapiro, directrice de recherche à l’EHESS.
Très vite la discussion s’est focalisée sur les mécanismes de sélection de la chaîne du livre, en pleine implosion aujourd’hui, et les diverses stratégies de valorisation des œuvres telles qu’elles avaient été explorées par Pierre Bourdieu à la fin du siècle dernier. Dans cette logique, la traduction et les traducteurs sont des prescripteurs et agents de légitimité. Hélas, cela ne suffit pas pour imposer un poète majeur comme Pascoli, déplore Jean-Charles Vegliante, qui s’est battu pour faire publier en France cette grande figure du romantisme italien dont l’effigie apparaît pourtant sur les pièces de 2 €.
Pour Linda Maria Baros, qui anime le Festival de poésie franco-anglais de Paris, la poésie n’est pas une opération de troc « donnant-donnant » mais un long travail sur le texte et sur la mise en réseau. Il n’empêche que « l’autonomie du champ de production culturelle » demeure fortement perturbée par le renversement des valeurs induites par la montée en puissance de l’économie, lequel réduit d’autant les possibilités d’intervenir dans l’espace public.
La journée s’est conclue par une lecture des intervenants animée par Andréas Becker dans les diverses langues, précédée d’un hommage à l’écrivain d’Ahmet Altan condamné à perpétuité par le régime turc.
La défense de la liberté d’expression, vous l’aurez compris, se fait désormais sur deux fronts. Le premier, et le plus visible car extérieur, est celui de l’opinion publique classique que les écrivains libres contribuent à forger contre les pouvoirs autoritaires ; le second demeure intérieur. La guérilla qui s’y déploie est à front renversé : l’enjeu consiste à rendre nul et non avenu l’espace de l’opinion publique pour en faire un pur et simple espace de communication où les pouvoirs (politiques autant qu’économiques) mettent en scène la manière dont ils phagocytent les libertés fondamentales pour en faire de simples produits d’appel. A bon entendeur, salut !
Hannah Feinstein