Jongleurs des temps modernes – Dario Fo et Franca Rame

Le titre de cet article est celui du livre que j’ai eu le bonheur de publier en avril-mai 2013 aux Presses Universitaires de Provence (cf. feuillet, en fin de texte) sans imaginer un instant que Franca Rame allait nous quitter quelques jours après, le 29 mai 2013 (d’où le sous-titre). Un bonheur car il est l’aboutissement de plusieurs années de travail à partir du moment où j’ai commencé à m’intéresser de près au couple d’auteurs-acteurs incomparable que forment depuis les années 50 Dario Fo et Franca Rame.


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Si leurs pièces ont toujours été bien accueillies en France (et, de manière générale, à l’étranger), le public français ne disposait pas jusqu’alors d’un ouvrage en langue française pleinement consacré à leur carrière, hormis le très utile numéro des Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française (une centaine de pages) sorti en 2010. Puisse ce livre – de lecture aisée, adapté à un public intéressé mais non pour autant érudit –, combler momentanément une étonnante lacune.

Cet article n’est pas un résumé du livre, mais une invitation à approfondir la connaissance des œuvres du couple. À l’intérieur du livre – destiné à un public francophone –les citations sont systématiquement traduites en français. Celles de l’article ci-dessous, destiné à un public italophone ou comprenant l’italien, permettront de savourer le texte original.

Préambule

Chez bien des Français, les termes “théâtre italien” évoquent en premier lieu la comédie italienne, la commedia dell’arte avec ses personnages comiques et un peu figés ; puis la Venise de Goldoni, le XVIIIe siècle, le carnaval ; ensuite, les grands opéras du XIXe siècle : Rossini, Bellini, Donizetti, Verdi. Au XXe siècle, on connaît Pirandello, souvent considéré (à tort) comme l’auteur cérébral d’un théâtre philosophique aux personnages aliénés – une carrière reconnue au niveau international par l’attribution du prix Nobel de littérature, en 1934. Or à la fin de ce même siècle, en 1997, c’est encore à un auteur de théâtre italien qu’est décerné ce prix prestigieux, Dario Fo, lequel, dans le discours qu’il prononça devant l’académie de Stockholm, s’empressa de mentionner son épouse et collaboratrice, Franca Rame [[Ont reçu le prix Nobel les auteurs italiens suivants : Giosuè Carducci (1906), Grazia Deledda (1926), Luigi Pirandello (1934), Salvatore Quasimodo (1959), Eugenio Montale (1975), Dario Fo (1997).]].

Sans doute n’est-il pas inutile de rappeler quels sont les critères d’attribution d’un prix Nobel de littérature.

Depuis 1901, date de sa création, le prix Nobel de littérature récompense un écrivain ayant rendu de grands services à l’humanité grâce à une œuvre littéraire qui, selon le testament d’Alfred Nobel, «a fait la preuve d’un puissant idéal». C’est pourquoi il n’est pas rare que le prix Nobel revête une signification politique : plusieurs écrivains dissidents, contestataires ou interdits, ont été récompensés (Pasternak, Neruda, Soljenitsyne…). Quand la commission suédoise de Stockholm attribua le prix Nobel à Dario Fo, la motivation fut que «dans la tradition des jongleurs médiévaux» Dario Fo «tourne le pouvoir en dérision et rend leur dignité aux opprimés», poussant l’auditoire à «prendre conscience des abus et des injustices de la société». Une motivation qui exprime le couronnement d’une carrière fortement engagée politiquement et humainement.

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Une carrière à deux car le nom de Dario Fo est indissociable de celui de son épouse, Franca Rame. Tous deux forment un couple d’auteurs-acteurs hors du commun, car Dario Fo est à la fois auteur, acteur, metteur en scène et scénographe de tous ses spectacles, et Franca Rame administratrice de la compagnie, conseillère de son époux, co-auteur des pièces et actrice hors pair. Tous deux ont monté une quantité de spectacles au cours de leur très longue carrière – un parcours de plus de soixante ans puisqu’ils ont débuté sur les planches au tout début des années 50 et qu’ils se sont mariés en 1954.

Dario Fo se déclare héritier de la commedia dell’arte, celle des origines, du XVIe siècle. Héritier, plus généralement, du théâtre populaire, il s’est passionné pour le Moyen Âge et a fait revivre la figure du jongleur qui se produisait sur les places publiques. Convaincu que le rire est le moyen le plus efficace pour faire passer un message, c’est un auteur et acteur comique extraordinaire : son théâtre est enveloppé d’un tel feuilletage de gags, de personnages fantasques, de situations hilarantes qu’à aucun moment le public n’a l’impression de recevoir de leçons. Or, pour Fo et son épouse, le vrai théâtre, le grand théâtre, est un théâtre politique, un théâtre au service de la société, qui dénonce les abus de pouvoir. Leurs grands modèles, Aristophane, Shakespeare et Molière, ont tous les trois eu à cœur de mener à bien la mission qui, pour le couple Fo-Rame, est celle du théâtre : ouvrir les yeux des gens sur les turpitudes de notre monde ; et donc leur ouvrir la bouche en les faisant rire, et en même temps – c’est leur expression favorite – ouvrir grand leur cerveau («spalancare il cervello»).

Alors que l’ouvrage que j’ai eu le plaisir de leur consacrer prend en compte l’ensemble de leur production, je me centrerai ici, après un rapide panorama de leur carrière, sur quelques spectacles particulièrement célèbres pour avoir été traduits dans quasiment toutes les langues et avoir été maintes fois joués en France, toujours avec succès.

Panorama d’une carrière picaresque

La carrière de Dario Fo et de Franca Rame peut sans hésitation être qualifiée d’épique, de picaresque, tant elle est riche en rebondissements.

Dario Fo est de famille socialiste, de grand-père anarchiste ; il est originaire de la région des Lacs, au Nord de Milan, près de la Suisse, une zone de passage, autrefois, pour les anarchistes en fuite, qui allaient s’installer de l’autre côté de la frontière. Toute sa vie, Fo sera un anarchiste et aura la dent dure aussi bien avec les partis politiques de droite (Démocratie chrétienne et berlusconisme) qu’avec les partis de gauche. Il n’y a pas de tradition artistique dans la famille ; il est arrivé au théâtre par vocation et grâce à son talent personnel. Par contre, Franca Rame est issue d’une vieille famille de comédiens ambulants remontant au XVIIIe siècle. C’est en raison de la disparition de ce type de théâtre, au milieu du XXe siècle, qu’elle dut rejoindre le théâtre traditionnel.

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Il est d’usage de distinguer, dans la carrière du couple, plusieurs périodes qui se différencient l’une de l’autre suite à des ruptures et à des tournants.

La première est communément appelée période du «théâtre bourgeois». Elle correspond aux années 1959-1967. La troupe, qui porte le nom de «Compagnia Dario Fo – Franca Rame», se produit à l’intérieur du circuit théâtral officiel. Ils jouent, à l’Odéon de Milan, des comédies entièrement de la main de Dario Fo ; des pièces loufoques, comme l’attestent des titres tels que Gli arcangeli non giocano a flipper ou Chi ruba un piede è felice in amore.

Mais progressivement, notamment après un passage à la télévision dans une émission de variétés alors très populaire, Canzonissima – dont ils doivent démissionner à cause de la censure – leurs pièces de théâtre sont de plus en plus satiriques et mordantes. Elles continuent à porter des titres étranges, mais s’y dessine le filon dans lequel le couple va bientôt s’engouffrer, celui de la critique virulente des institutions.
dario_4.jpgPar exemple, la comédie intitulée Settimo : ruba un po’ meno, qui se déroule moitié dans un cimetière moitié dans un hôpital psychiatrique tenu par des religieuses, est une dénonciation à la fois amère et loufoque de la spéculation immobilière qui fait rage en ces années 60 de “miracle économique”, et une attaque violente contre la corruption qui sévit à tous les niveaux de l’appareil d’État.

Ces huit années de théâtre dit “bourgeois” sont scandées par sept comédies (une par an). À l’issue de la dernière pièce, qui est une mise en scène clownesque et féroce de l’histoire récente des États-Unis intitulée (titre parlant !) La Signora è da buttare, Dario Fo et Franca Rame décident de rompre avec le théâtre bourgeois et de se mettre au service du peuple. Ils décident de jouer pour ceux qui ne vont pas au théâtre, de conquérir et d’éduquer le public populaire des ouvriers et des banlieues. Écoutons-les s’exprimer :

Ci era sempre più difficile recitare in un teatro dove tutto, perfino la suddivisione dei posti in poltronissime per i più ricchi, in poltroncine, in posti di galleria rispecchiava la divisione di classe. Dove nonostante ogni sforzo, restavamo comunque gli artisti noti che scendevano ogni tanto dal piedistallo della loro condizione sociale e professionale. Ma soprattutto restare nel teatro borghese era sempre più contraddittorio con quel che si cominciava a capire in quel periodo : che la scelta più coerente, per un intellettuale, era uscire dal proprio ghetto dorato, mettersi a disposizione del movimento.

En 1967-1968 s’opère donc la première grande rupture : la compagnie quitte le circuit théâtral officiel pour un théâtre fortement engagé à gauche et adressé au peuple. Commence ce qu’il est d’usage d’appeler la «période rouge».

Signalons toutefois que cette grave décision n’est pas isolée dans le panorama culturel européen. La fin des années 60 est une période de grandes contestations ; le célèbre mai 68 des Français a commencé en Italie bien avant, dès 1967. Et le théâtre européen est intervenu : en Italie Giorgio Strehler a démissionné du Piccolo Teatro de Milan ; en France Jean-Louis Barrault est écarté de l’Odéon pour avoir appuyé les étudiants révolutionnaires, Roger Planchon veut politiser le public ; en Angleterre Peter Brook donne l’exemple d’un théâtre politique. Bref le mouvement révolutionnaire de 1968 se transporte sur les planches des théâtres européens.

La «période rouge» de Dario Fo et Franca Rame implique un changement de vie radical. Elle va durer une douzaine d’années et elle sera elle-même marquée par des ruptures. On peut considérer de manière imagée que cette période s’articule en trois actes.

Acte 1 : La Compagnia Dario Fo – Franca Rame quitte le théâtre Odéon de Milan et prend le nom d’« Associazione Nuova Scena ». Elle s’appuiera désormais sur le PSI et le PCI. Elle jouera non plus dans les théâtres permanents mais dans les Case del Popolo du PCI, et expérimentera un théâtre vivant, lié aux luttes ouvrières et estudiantines. Écoutons Dario Fo :

Eravamo stufi di essere i giullari della borghesia, a cui ormai le nostre critiche facevano l’effetto di un “alka-seltzer”, così abbiamo deciso di essere i giullari del proletariato.

L’Association Nuova Scena se donne un statut et se définit comme «un collettivo di militanti che si pone al servizio delle forze rivoluzionarie non per riformare lo Stato borghese con una politica opportunistica, ma per favorire la crescita di un reale processo rivoluzionario che porti effettivamente al potere la classe operaia». Un véritable programme politique ! Effectivement, le théâtre du couple est alors très politisé… et il faut malheureusement admettre qu’il n’est pas de qualité exceptionnelle. Avec une exception toutefois, un très grand chef-d’œuvre, Mistero buffo.

Acte 2 : Nouvelle rupture en 1970. Car Dario Fo et Franca Rame ne se contentent pas d’attaquer la droite et le capitalisme, ils attaquent aussi la gauche et notamment le PCI. Ils décident donc de quitter la structure socio-communiste sur laquelle ils s’appuyaient et fondent une nouvelle compagnie, liée aux mouvements d’extrême gauche : ce sera le «Collettivo Teatrale La Comune» – un nom qui à lui seul est tout un programme – et ils se produiront dans un hangar de la banlieue de Milan. Ces années 1970-1973 sont le début de ce que l’on a appelé en Italie les «années de plomb», des années où terrorisme noir et terrorisme rouge s’affrontent, où des vagues d’attentats à la bombe sèment la terreur. Il s’agit de la période la plus engagée politiquement de toute la carrière du couple. Et, comme pour les années de l’association Nuova Scena, au milieu d’une production de faible qualité, s’élabore un autre très grand chef-d’œuvre, Morte accidentale di un anarchico.

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Mais en raison de l’énorme succès remporté dans toute l’Italie par Morte accidentale di un anarchico, Dario Fo et Franca Rame sont l’objet de brimades. Ils sont d’abord chassés du hangar qui abritait leur théâtre et se retrouvent sans lieu pour jouer. Puis ils sont expulsés de leur appartement et soupçonnés de fomenter des révoltes dans les prisons. Dario Fo est accusé de subversion et même de terrorisme. Le fait le plus grave a lieu en 1973, quand Franca Rame est enlevée par un groupe de fascistes qui exercent sur elle des sévices et la violent. Ajoutons à cela des tensions avec les groupes politiques d’extrême gauche qui veulent annexer leur théâtre. Une nouvelle rupture est inévitable. Dario Fo et Franca Rame démissionnent. Et cette fois, ils ont tout perdu, y compris le matériel de théâtre.

Acte 3 : Ils décident de rester désormais autonomes et de ne plus se lier à des partis politiques. Après des moments difficiles, ils parviennent à reconstituer une petite troupe et, non sans mal, obtiennent la permission de s’installer dans un édifice abandonné situé dans un jardin de Milan – un lieu devenu aujourd’hui mythique – la Palazzina Liberty. Ils la restaurent et elle devient leur théâtre… au grand dam des conseillers municipaux de gauche, furieux qu’un «ennemi du régime» (disent-ils) ait «son propre théâtre permanent». Ce troisième acte est encore illustré par une très célèbre comédie, Non si paga ! Non si paga !

Mais aussi et surtout il est marqué par le début d’un théâtre au féminin, celui de Franca Rame : un théâtre en relation avec les mouvements féministes, très actifs à cette époque.

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Nous sommes arrivés à la fin des années 70, le contexte politico-social a évolué, impliquant un changement dans les contenus du théâtre du couple. D’où leur décision de réintégrer le circuit traditionnel du «théâtre bourgeois» qu’ils avaient quitté en 1967. Les motivations qu’ils avancent sont les mêmes que celles qu’ils avaient présentées à la fin des années 60 pour justifier leur détachement, mais à l’envers. Écoutons Franca Rame :

Mi sono resa conto che, nel dare le spalle al cosiddetto teatro borghese, stavamo [ignorando] una parte di spettatori che non sarebbe mai venuta allo stadio o sotto un tendone ma che aveva pur sempre il diritto di essere intrattenuta, di ridere e, allo stesso tempo, di vedere come gestivamo certi problemi.

C’est la fin de la «période rouge» et le début de ce que l’on a appelé «période rose». Les spectacles demeurent engagés, mais l’orientation de type politique est beaucoup moins marquée. C’est la période au cours de laquelle Fo, à l’occasion du 500e anniversaire de la découverte de l’Amérique, invente la célèbre figure de «Johan Padan», puis réécrit à sa façon la vie de François d’Assise (Lu Santo Jullàre Françesco).

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C’est également l’époque où Franca Rame s’affirme en tant qu’auteur et «jongleuse». Enfin, en 1997 l’attribution du prix Nobel de littérature marque officiellement la reconnaissance de toute une carrière liée à la délivrance d’un message politique et social. Ils ont alors respectivement 70 et 71 ans, l’âge de prendre une retraite bien méritée… ce qu’ils souhaitaient. Mais… la politique italienne et internationale, elle, continue de courir. Devant l’effarant et affligeant spectacle de l’Italie de Berlusconi, Dario Fo et Franca Rame se sentent dans l’obligation de remonter sur les planches, de renouer avec le spectacle fortement polémique-politique. D’où, entre autres créations, une hilarante satire du Président du Conseil, Silvio Berlusconi, dans une pièce prodigieusement loufoque et grinçante, L’anomalo bicefalo (2003), qui est la dernière comédie proprement dite écrite, mise en scène et jouée par le couple : ils ont 76 et 77 ans, mais ils débordent toujours de verve et d’entrain.

Les contenus et la forme de la comédie

Ce panorama a montré quelles étaient les grandes tendances du théâtre du couple Fo-Rame : un théâtre comique qui joue sur le grotesque, un théâtre de contre-information, dont le but est de présenter de notre monde un miroir déformant mettant en relief les défauts, les scandales. Un théâtre au centre duquel se trouve l’homme : non pas de grandes figures mais des petits, des “pas beaux”, des opprimés. Un théâtre dont la problématique, pendant les années de contestation, a été fondée sur la dénonciation des abus de pouvoir : abus des riches envers les pauvres, des patrons envers les ouvriers, dénonciation de la complicité entre Église et pouvoir au dépens des pauvres bougres, abus de l’homme sur la femme… Un programme bien austère à première vue, bien rébarbatif. Or il n’en est rien ! et cela grâce aux techniques employées par le couple, aux moyens par lesquels il fait passer le message. La preuve, la plupart des pièces que j’ai citées comme étant des réussites continuent à jouir d’un succès international, indépendamment du contexte politique qui les a justifiées. Car la thématique traitée est universelle, elle traverse aisément le temps et l’espace.

Signalons d’abord que le théâtre du couple revêt deux formes principales : la comédie traditionnelle à plusieurs personnages – c’est ainsi qu’ils ont débuté – mais aussi – et c’est une nouveauté – la jonglerie. Un seul acteur, un seul récitant, venant seul sur scène raconter une histoire, la sienne, celle du personnage qu’il incarne.

J’ai dit que j’allais revenir sur les spectacles les plus réussis et internationalement représentés. La chronologie n’ayant plus d’importance, je commencerai par la forme de la comédie traditionnelle, avec l’immense chef-d’œuvre qu’est Morte accidentale di un anarchico.

Morte accidentale di un anarchico

Le point de départ de ce spectacle est un événement qui ébranla l’Italie, le “massacre de Piazza Fontana”, qui marqua le début du terrorisme et des “années de plomb”. Rappelons brièvement les faits. L’automne 1969 a été surnommé “automne chaud” en raison des luttes sociales et des grèves qui le ponctuèrent. Comment endiguer le phénomène, comment freiner la montée des mouvements de gauche? L’État italien (Démocratie chrétienne) mit en œuvre ce que l’on appela ensuite la « stratégie de la tension » (stratégie consistant à créer dans le pays une tension), qui commença précisément avec le massacre de Piazza Fontana.

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Quels sont les faits? Le 12 décembre 1969, à Milan, une bombe explose à l’intérieur de la Banque de l’Agriculture située Piazza Fontana, faisant seize morts et quatre-vingt-huit blessés, pour la plupart des commerçants et des agriculteurs.

Le même jour, deux autres bombes éclatent à Rome, blessant dix-huit personnes. Les coupables immédiatement désignés sont les anarchistes. Parmi eux un cheminot, Giuseppe Pinelli, qui, alors qu’il subissait un interrogatoire, tombe «accidentellement» de la fenêtre du quatrième étage du commissariat de police. En réalité, les responsables sont les membres d’un groupe néofasciste en collusion avec les services secrets ; ces mêmes néofascistes, durant l’été, avaient déjà fait exploser plusieurs bombes dans des trains, des bombes dont la pose avait été attribuée aux anarchistes. En somme cette “stratégie de la tension” consistait à créer en Italie un climat d’incertitude voire de panique, de façon à créer des conditions favorables à un coup d’État comme celui qui était advenu peu auparavant en Grèce. C’est plus ou moins le même contexte qui avait porté le Fascisme au pouvoir en 1922. L’opposition demanda une enquête, mais tout fut fait pour que l’affaire soit étouffée. Aujourd’hui encore, malgré les recherches et les procès, les coupables n’ont pas été désignés.

La pièce de Dario Fo est centrée sur un épisode précis du drame de Piazza Fontana : la mort de l’anarchiste Giuseppe Pinelli, «accidentellement» tombé de la fenêtre du quatrième étage du commissariat de police de Milan, à minuit, lors d’un interrogatoire [cf. affiche]. Un “détail” de l’affaire, donc, mais un élément de la grande mosaïque d’ensemble, permettant d’aller du particulier au général.

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Dario Fo met en scène un Fou maniaque des travestissements qui, convoqué au commissariat pour délit de fausses identités, demeure clandestinement dans le bâtiment et se déguise successivement en juge, puis en capitaine de l’armée et enfin en évêque. Il se prétend envoyé par les autorités de Rome afin d’éclaircir cette affaire de défenestration : non pas pour punir les coupables, mais pour les couvrir !, pour rendre plausible la version absurde qui a été donnée des faits – une version qui ne peut satisfaire la population et encore moins les journalistes ; et par la même occasion, sa mission est de couvrir LE coupable, c’est-à-dire l’État. Le Fou déguisé en enquêteur oblige le commissaire et ses acolytes à reconstituer la scène, et s’amuse à les acculer dans leurs contradictions, les contraignant à dévoiler la stratégie de la tension mise en œuvre par le gouvernement. C’est grâce aux enquêtes menées par des journalistes et des avocats que Dario Fo monte ce spectacle de contre-information, tout en recourant, selon son habitude, aux ressources du comique, du grotesque, des gags. Les trois déguisements du Fou dans la pièce – un juge, un capitaine, un évêque – représentent les trois instances complices dans cette affaire, la Justice, l’Armée et l’Église.

Comment expliquer le succès international et toujours égal de ce spectacle ? L’histoire, a toujours déclaré Fo, n’est pas nouvelle : il a eu connaissance de quantités de procès-verbaux concernant des anarchistes jetés par la fenêtre. Lors des premières représentations, il feignait d’ailleurs de situer la scène à New York dans les années 20. Dans toutes les dictatures, affirme-t-il, des faits semblables se sont vérifiés. D’où le succès prolongé d’une comédie liée au départ à un fait précis mais qui n’a plus besoin que l’on connaisse ce fait pour être appréciée. Aujourd’hui, d’ailleurs, plus de quarante ans après, qui se souvient ou qui a jamais eu connaissance du massacre de Piazza Fontana ? Sans doute est-ce pour remédier à cet “oubli” que le cinéaste Marco Tullio Giordana a récemment tourné le film remarquable qu’est Romanzo di una strage, sorti fin 2012, qui relate l’événement et ses suites.

Non si paga ! Non si paga !

Autre grand succès : Non si paga ! Non si paga !, traduit en français sous le titre Faut pas payer ! Il s’agit du premier spectacle donné à la Palazzina Liberty. Encore une pièce qui, au départ, est datée, 1974, mais qui est intemporelle puisqu’elle traite du coût de la vie, de la difficulté des ménagères à boucler les fins de mois, des licenciements économiques, des délocalisations, etc. Le point de départ de la comédie est le suivant : excédées par la montée des prix des aliments, des ménagères ont fini par mettre à sac un supermarché. Les protagonistes sont Antonia et Margherita, deux femmes d’ouvriers communistes qui, après la participation de l’une d’elles à l’assaut du supermarché, essaient de cacher le butin à leurs maris, ouvriers communistes dont l’un est doté d’un sentiment caricatural du bien et du mal.

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Le Parti Communiste et les syndicats y sont lourdement accusés d’immobilisme et de connivence avec la Démocratie chrétienne. Néanmoins la comédie n’a rien de pontifiant : elle est bourrée de gags et se déroule à un rythme effréné. Interviennent de cocasses renversements de situation avec même un cadavre dans le placard ! – en somme une multitude de ficelles et d’expédients qui confirment que pour Dario Fo et son épouse s’indigner ne sert à rien : le comique, l’absurde et le grotesque sont les armes les plus fortes. Le prologue souligne malicieusement à quel point cette comédie a non seulement suivi l’actualité mais l’a anticipée, puisque le point de départ imaginé par le couple (la mise à sac d’un supermarché) devint peu de temps après une réalité. Des supermarchés furent dévalisés, et Dario Fo et Franca Rame accusés d’instigation au vol !

Les jongleries

Ces deux comédies, Morte accidentale et Non si paga ! Non si paga !, ont été jouées d’innombrables fois en France, tant par des professionnels que par des amateurs. Il en va de même pour les textes du Dario Fo jongleur et de la Franca Rame jongleuse, dont le succès demeure constant. Aucun Festival off d’Avignon, par exemple, sans la présence d’au moins quatre jongleurs reprenant des monologues du couple. Plusieurs raisons l’expliquent, y compris, hélas, des critères financiers. Un spectacle ne nécessitant pas de décor, avec un seul acteur, voilà qui est économiquement avantageux, tant pour le comédien que pour le théâtre qui le programme. L’autre motif est que le caractère narratif très concret des monologues a pour effet qu’on les écoute comme un enfant écoute un conteur. Mais encore faut-il les comprendre et ne pas passer à côté du sens. Ce qui n’est pas forcément évident quand d’autres acteurs que les auteurs interprètent les textes.

Pourquoi cela ? Parce que chaque récit a une signification qui va bien au-delà du sens littéral. Quand eux-mêmes disent leurs textes, ils viennent d’abord sur l’avant-scène, faire un bref résumé, expliquer les circonstances de composition et synthétiser le message. Ils jouent en somme le rôle du personnage qui, dans le théâtre antique ou de la Renaissance, interprétait le Prologue. D’où ensuite, de la part du public, une appréciation éclairée du spectacle. Mais cela, seuls les auteurs peuvent se permettre de le faire, non les interprètes. C’est pourquoi les performances d’acteurs auxquelles on peut assister en France procurent, certes, un réel plaisir, mais comme la contextualisation disparaît, le message politique et social s’estompe, voire s’efface, et il est fréquent que le public n’y perçoive plus qu’un divertissement…

C’est pour cette raison qu’il est particulièrement important de bien préciser en quoi consistent les one man show du couple, qu’il est plus exact d’appeler jongleries puisqu’ils se réclament des jongleurs d’autrefois, qui amusaient et instruisaient le peuple à l’occasion des foires, sur les places publiques, juchés sur des tréteaux ou à même le sol. D’ailleurs souvent, quand Dario Fo disait ses textes, il avait coutume soit de se mettre au même niveau que le public, soit de faire monter et asseoir par terre une partie de l’assistance.

C’est en 1969 qu’il crée ce nouveau type de spectacle, avec Mistero buffo.

Mistero buffo

Mistero buffo est sans conteste l’un des chefs-d’œuvre de Fo, le spectacle le plus connu et le plus caractéristique de toute sa production, une véritable invention pour le modèle offert aux jeunes générations. En deux mots, il s’agit d’une œuvre fondamentale dans l’histoire du théâtre occidental.

Mistero buffo fut créé au cœur de la période militante de Fo ; et pourtant, de tous les spectacles de cette époque, c’est celui qui est le moins lié aux idées révolutionnaires de 68 et à l’idéologie anticapitaliste. C’est un recueil d’histoires universelles et intemporelles, centrées sur les thématiques de la liberté et de l’oppression.

Pourquoi ce titre de Mistero buffo ? Le terme «mystère» appartient au vocabulaire théâtral du Moyen Âge : il désigne une représentation mettant en scène l’histoire sainte, jouée le plus souvent sur le parvis des églises ou sur les places, à l’occasion de fêtes. Un «mystère bouffe» (de même qu’existe le terme d’opéra bouffe) est un spectacle d’argument religieux où interviennent aussi le comique, la dimension satirique. Toutefois le grotesque ne touche pas la religion en tant que foi (ni le Christ, ni la Vierge, ni les saints ne sont objets de dérision), elle touche tout ce qui l’entoure, les individus qui en profitent pour faire des bénéfices. Dario Fo attribue au peuple l’invention de ce genre spécifique. Avec Mistero buffo il nous renvoie aux origines du théâtre occidental.

Ce spectacle est le résultat d’un vaste travail sur la culture populaire mené par l’auteur au cours des années 60. Il s’est servi de textes médiévaux authentiques (dit-il) – chroniques, farces, textes de jongleurs – et les a adaptés. En somme, voulant remonter aux origines de la culture populaire, il remonte à l’adaptation théâtrale des évangiles : non pas selon la version officielle fournie par l’Église, mais selon les lectures qu’en fit le peuple, avec un Christ du côté du peuple (des exploités) et un Dieu du côté de l’Église et des puissants (des patrons).

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Comme un jongleur du Moyen Âge, Dario Fo est seul sur scène, sans costume ni décor, et il raconte, tout en utilisant très largement le langage du corps (mimiques et gestuelle). Il raconte à la première personne une fable à un public devenu interlocuteur, allant jusqu’à introduire un contact quasiment physique puisqu’une partie de l’assistance est invitée à monter sur scène, reproduisant ainsi la situation du jongleur en action sur la place du village. En somme, renouant avec la tradition populaire aussi bien dans le contenu que dans la manière de jouer, Dario Fo se place en jongleur des temps modernes.

Mistero buffo se compose d’un ensemble d’histoires. Chacune est racontée selon le même schéma : prologue de présentation, puis représentation. L’auteur-acteur présente au public ce qu’il va entendre ; il lui explique ce qu’il devra comprendre, le deuxième sens, caché sous le sens premier ; puis il joue le texte. Ce deuxième sens concerne l’actualité, le rapport ou la ressemblance entre passé et présent. Car Fo établit une relation entre Moyen Âge évoqué sur scène et monde contemporain, explicitant les références, si bien que Mistero buffo devient un prétexte pour parler de l’actualité.

L’explication donnée dans le prologue est d’autant plus nécessaire que Dario Fo, ensuite, ne s’exprime pas en langue italienne, mais dans un idiolecte de son invention, un mélange de dialectes de la plaine du Pô anciens et modernes. Là est l’autre grande innovation de Mistero buffo : l’invention d’une «langue de scène», que Fo utilisera ensuite tout au long de sa carrière, chaque fois qu’il récitera un monologue. Il use ainsi, dit-il, de la technique des jongleurs et plus généralement des comédiens du Moyen Âge et de la Renaissance. En effet, explique-t-il, à une époque où chaque région, voire chaque ville, avait son propre dialecte ou son parler local, les comédiens, pour se faire comprendre, avaient dû inventer une langue passe-partout, un mélange des divers parlers de la zone. Pour lui, cet idiolecte est la langue de classe des pauvres ; mais, en cette période post-soixante-huitarde, une telle transgression des codes linguistiques est aussi un moyen de contester la tradition du théâtre littéraire.

Dans certains textes de Mistero buffo, Fo a également recours au grammelot. Le grammelot aussi est une langue complètement inventée (par les acteurs de commedia dell’arte). Dans un discours en grammelot, les mots proprement dit ne dépassent pas les dix pour cent de l’ensemble, tout le reste est une accumulation de sons et d’onomatopées qui, prononcés sur un ton approprié et accompagnés de gestes significatifs, permettent à l’auditoire de comprendre l’histoire racontée.

Le but de tout cela ? Une démystification de l’Histoire ! Dario Fo est convaincu que les classes dominantes ont élaboré une Histoire à leur façon, en faveur de leurs intérêts, qu’elles se sont servies de la culture et de la religion pour légitimer leur suprématie.

Et donc le but de Mistero buffo est de rendre leur dignité aux classes populaires, comme l’a bien exprimé la motivation avancée par le jury du prix Nobel. Rappelons-la : «dans la tradition des jongleurs médiévaux», Dario Fo «tourne le pouvoir en dérision et rend leur dignité aux opprimés», poussant l’auditoire à «prendre conscience des abus et des injustices de la société». Avec Mistero buffo Dario Fo se fait jongleur du peuple, il incarne la figure du jongleur médiéval. Or le jongleur de Mistero buffo est un agitateur politique, un provocateur, comme l’expose très clairement le monologue central, essentiel, du spectacle, intitulé précisément La nascita del giullare .

Ce magnifique monologue raconte une légende qui explique comment est né le jongleur. Ce dernier y expose sa propre histoire, à la première personne. Il était paysan, il avait une femmes et des enfants et gagnait péniblement sa vie, quand un jour il découvrit une terre qui n’appartenait à personne car incultivable, du moins apparemment. Aidé de sa famille il entreprend de la mettre en valeur et elle s’avère extraordinairement fertile. C’est alors qu’arrive le maître de la région, lequel prétend que cette terre lui appartient, veut le chasser et envoie un prêtre et un notaire qu’il a chargés de le convaincre. Comme le paysan ne veut rien entendre, le maître lui-même se rend chez lui, accompagné d’hommes armés, et viole la jeune épouse sous les yeux de toute la famille. La femme perdit la raison et disparut, les enfants se laissèrent mourir. Le malheureux père n’avait plus qu’à se suicider ; il avait préparé la corde et y glissait déjà son cou quand… Jésus-Christ passa par là et lui demanda à boire. Bien sûr l’infortuné lui raconta son histoire… et Jésus en personne lui assigna la mission d’agitateur du peuple, inventant ainsi… le métier de jongleur :

[Les fragments cités désormais le sont non point dans l’idiolecte d’origine, difficilement compréhensible à la seule lecture (sans l’aide des inflexions de voix, des mimiques et de la gestuelle) mais dans la traduction italienne proposée dans les éditions dirigées par Franca Rame, toutes bilingues]

Bene, ora da adesso devi fare in modo che gli altri si facciano carico di quello che ti è capitato… devi dirgli del padrone… della bastardata che ha fatto con la tua donna, e prima del prete e del notaio ! E poi ascolta quel che ti contano loro. E sopra ogni cosa non raccontare piagnucolando ma con lo sghignazzo… Impara a ridere ! A tramutare anche il terrore in risata. Ribaltare col culo per aria i furbacchioni che cercano di incastrarvi con le parole… con le gran chiacchierate !… E fa che tutti sbottino in gran risate… così che ridendo ogni paura si sciolga !

Io, Jesus Cristo, da ‘sto momento ti do un bacio sulla bocca e tu sentirai la tua lingua frullare a cavatappi e poi diventare come un coltello che punta e taglia… smuovendo parole e frasi chiare come un Vangelo. E poi corri nella piazza ! Giullare sarai ! Il padrone sbragerà, soldati, preti, notai sbiancheranno scoprendosi nudi come vermi !

En somme c’est Jésus, le protecteur des pauvres, qui a créé le jongleur, celui qui ne se contente pas d’amuser le public avec ses histoires, mais qui provoque, qui agite, qui ouvre les yeux de l’assistance sur les exactions dont les pauvres sont victimes de la part des riches.

Ce monologue expliquant la naissance du jongleur est immédiatement suivi de La nascita del villano , un autre monologue tout aussi satirique expliquant la naissance du vilain (du paysan). Comment le paysan est-il né ? Eh bien c’est Dieu qui l’a créé, pour soulager l’homme. Ce dernier s’étant plaint de ce que le travail des champs était trop pénible, Dieu, voyant passer un âne, lui fit concevoir une créature qui vint au monde au bout de neuf mois dans un pet magistral. À peine le vilain était-il né que s’abattit sur lui une pluie diluvienne et que l’ange du Seigneur, prononçant une sorte de décalogue, énuméra les travaux qu’il était tenu d’effectuer chacun des douze mois de l’année, pour le service de l’homme, son maître :

Per ordine del Signore,
tu da ‘sto momento,
sarai padrone e maggiore
e lui, villano minore.
Ora è stabilito e scritto
che ‘sto villano debba aver per vitto
pane di crusca con la cipolla a ufo,
fagioli, fava lessa e sputo.
Che debba dormire sopra un paglione
ché del suo stato si faccia ben ragione.
Dal momento che lui è nato nudo,
dategli un pezzo di canovaccio crudo…
di quelli che si adoperano per insaccar saracche,
perché si faccia un bel paio di braghe
Braghe spaccate in mezzo a patta slacciata,
che non debba perdere troppo tempo per ogni pisciata.
[…]
Di gennaio, dàgli un forcone in spalla
e caccialo a ripulire la stalla.
Di febbraio fai che sudi nei campi a franger la terra con le zappe
ma non darti pena se avrà la schiena a fiacche,
se verrà pieno di piaghe e calli,
ne avran vantaggio i tuoi cavalli
liberati dalle mosche e dai tafani
che tutti verranno a star di casa dai villani.
[…]
Se fuori l’acqua vien giù spessa
digli che vada a messa,
in chiesa è riparato
e potrà pregare e cantar beato…
Pregare senza passion né carità
ché tanto nessun salvamento n’avrà
lui, l’anima non ce l’ha
e Dio ascoltar non lo potrà.
E come potrebbe avere l’anima sto villano malnato
‘sto disumano mulo
che non da una femmina è sortito
ma da un ciuco
anzi
con una scoreggia dal suo culo !

Bien entendu, en vertu du jeu de l’ironie, ce monologue est à interpréter à l’envers: ce n’est pas une dérision du paysan, mais bien une satire de l’instrumentalisation de la religion par le pouvoir. Le Dieu qui est évoqué ici, fécondateur de l’âne, est le Dieu des riches et des puissants. Ainsi, l’image officielle de la religion chrétienne et des personnages bibliques est-elle renversée. D’où le dualisme des figures divines : un Christ porte-parole des faibles et des exploités auxquels il rend leur dignité, contre un Dieu «padre-padrone», image du Pouvoir, toujours du côté des riches et des puissants.

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Superbe aussi est le monologue qui met en scène Boniface VIII. Dario Fo se glisse dans la peau du pape, alors qu’il marche orgueilleusement à la tête d’une procession, soufflant sous le poids de sa tiare et de son manteau brodé d’or et de pierreries. Or soudain il aperçoit une autre procession qui semble avoir plus de succès de public que la sienne : c’est Jésus lui-même qui monte au calvaire, courbé sous le poids de sa croix. Afin de se faire bien voir le pape hypocrite se précipite pour l’aider ; s’ensuit un dialogue acide entre les deux personnages, à l’issue duquel le pape reçoit du Christ… un coup de pied ! D’où la série d’insultes rageuses qui jaillissent de sa bouche !

Cristo ! Una pedata a me ?! Al Papa ?! Ma sei divenuto matto ? (Rivolto al cielo) Se lo sapesse tuo padre, poveraccio!… […] (Carico di livore) Arriverà il giorno che tu andrai sulla croce inchiodato… In quel giorno sarò gran contento… andrò a puttane, mi voglio ubriacare da schiattare ! (Puntando il dito contro Cristo) Capo degli asini ! Principe sono io ! Principe Massimo della Romana Chiesa !

…Un Pape bouffi d’orgueil, féroce caricature de l’homme de pouvoir.

Il est bien évident que dans Mistero buffo Dario Fo n’offre pas du jongleur médiéval une image reflétant la réalité historique : le jongleur moderne Dario Fo se superpose au jongleur médiéval et fait de ce personnage le symbole intemporel et universel de la lutte du peuple contre l’oppression.

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Le succès de cette forme de spectacle fut tel que dans les années qui suivirent Dario Fo élabora d’autres monologues. Il y eut Storia della tigre, dont l’action se situe en Chine. Il s’agit de l’épopée d’un jeune soldat blessé de l’armée communiste, abandonné par ses camarades, qui est sauvé par une maman tigre, puis qui, avec l’aide de ses tigres, aide les habitants d’un village menacé par les armées de divers bords politiques. Le tigre ici est une allégorie de la résistance à toute forme d’oppression, qu’il s’agisse de gouvernements de gauche ou de droite…

Plus tard, en 1992 il créera Johan Padan a la descoverta de le Americhe. Car Dario Fo ne salue pas des 500 ans des grandes découvertes en mettant en scène le célèbre Christophe Colomb. Toujours désireux de prendre le contre-pied de la culture officielle, il choisit pour protagoniste un simple marin de l’équipage, un petit malin qui finit par prendre le parti des Indiens et devenir leur chef contre la sauvagerie des Blancs.

De même, le dernier grand et beau monologue récité en 1999 s’intitule Lu Santo Jullàre Françesco : un François d’Assise devenu jongleur médiéval, une anticipation de Dario Fo lui-même. Un François qui harangue les foules en prêchant la paix, tout en pratiquant a contrario un ironique et acide éloge des guerres.

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(Con enfasi) Bolognesi ! bella razza voi siete ! E strarompenti di tempra e di coraggio, vi lanciate a combattere, vi scannate pazzi di piacere (Improvvisa un’assurda danza di guerra con pantomima di scontri e canto di battaglia) […]

Bolognesi !

Belli che voi siete ! È da tempo infinito che vi trovate in guerra contro gli Imolesi, quella razza infame, che cagne-bestie animali sono ! È più che giusto e santo che voi vi gettiate allo scanno urlando contro tutti quelli, all’impazzata !

Che scontro ! Che battaglia ! […]

Al Papa Innocenzo III zomparono tutti i santissimi intorno al capo, montò a cavallo e, caricando di lancia come fosse un guerriero, trascinò l’armata dei Francesi contro gli Albigesi ! E anche voi Bolognesi siete montati a cavallo con loro.

È stato un massacro trionfale !

E nello stesso tempo in cui si lottava contro gli Albigesi, in un altro campo si dava inizio a una nuova guerra, di gran lunga più santa, per il Santo Sepolcro da liberare ! Ed ecco che voi generosi siete partiti un’altra volta, vi siete messi in marcia con frecce e scudi e siete andati con lance e cavalli (Accenna un canto liturgico inframmezzato da fendenti di spada e chiude con uno sghignazzo) Ah Aha ! Che massacrata santa ! Che bellezza ! Bravi !, Terra Santa di qua, la Provenza di là !

E quelli che sono restati in città, a Bologna, che facevano ? Si grattavano la pancia ?

No, qualche massacrata dovevano pur metterla in campo anche loro. Per buona sorte dentro la città ci stavano i Signori che si azzannavano l’un con l’altro. […]

Che soddisfazione… accopparsi in famiglia !

Il est bien évident qu’à travers ce grotesque et caricatural éloge de la violence, au passage à l’an 2000, Dario Fo vise les guerres qui, au même moment, dévastent le monde, et dans lesquelles les interventions des pays occidentaux sont de nature plus économique qu’humanitaire.

Franca Rame jongleuse

La première intervention de Franca Rame en tant que jongleuse s’est effectuée en 1976, pendant les années du féminisme. Précisons d’entrée qu’elle n’a pas adhéré totalement au mouvement féministe dont elle a vite perçu les dérives. Convaincue depuis toujours de l’égalité de l’homme et de la femme, et de la nécessité de travailler ensemble à la réalisation d’une société meilleure, elle n’a jamais tenté de mettre en avant, comme le faisaient les extrémistes, une supériorité de la femme sur l’homme.

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Côté femmes, dans l’Italie des années 60-70 il y avait beaucoup à faire. Au cours des années 60, années du miracle économique, avait été forgé l’idéal de la femme “tutta casa e famiglia”, entièrement dévouée à sa maison et à l’éducation des enfants. La Démocratie chrétienne alors au pouvoir va plus loin, d’où l’expression “tutta casa e chiesa”, toute dévouée à sa maison et à l’église, une bonne mère de famille devant forcément être aussi bonne catholique. Le premier spectacle dont Franca Rame est seule actrice, la série de monologues qu’elle récite en tant que jongleuse, s’intitule Tutta casa letto e chiesa : entre la «maison» et l’«église», Franca Rame insère le «lit», évoqué comme instrument de consommation sexuelle de la femme par l’homme.

Il s’agit d’un spectacle sur la condition de la femme, composé de monologues sur les diverses formes d’oppression, qui obtint d’entrée un succès retentissant. Comme son époux avec Mistero buffo, elle récite seule ces textes où elle remet en question la représentation traditionnelle de la «nature féminine». Les femmes à qui elle prête sa voix comprennent peu à peu qu’elles ont adhéré à la féminité imposée par la société patriarcale, et elles se révoltent de façon comique ou grotesque.

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Le plus célèbre de tous les monologues (le plus joué à l’étranger) s’intitule Una donna sola . En un seul personnage sont concentrées de façon caricaturale toutes les misères tragicomiques de la femme au foyer. Face au public la protagoniste dialogue avec une voisine apparue à la fenêtre de l’immeuble d’en face – un dialogue en forme de soliloque car on n’entend pas les répliques de l’interlocutrice, mais on les imagine aisément. Ce sont les questions qui lui sont posées qui amènent cette «femme seule» à prendre conscience de l’état d’aliénation dans lequel elle vit.
dario_17.jpgElle n’est pas heureuse malgré ses nombreux appareils électroménagers, la radio et la télévision. Elle réalise peu à peu qu’elle est prisonnière, aliénée, ligotée à un appartement, à des enfants, à un beau-frère dépravé, à un voisin voyeur, à un maniaque qui la tourmente au téléphone, et enfin à un mari qui la tient enfermée à clef chez elle (par jalousie) tout en la trompant avec une femme plus jeune qu’il a même mise enceinte. Ce monologue est également une dénonciation de la marchandisation du corps féminin, du sentiment de culpabilité que la société a toujours insufflé chez la femme, et du désespoir que beaucoup d’entre elles éprouvent. Le dialogue avec la voisine est en fait un dialogue avec le public face auquel se trouve l’actrice, un public pris à témoin. Au final la protagoniste trouve le courage de réagir et le fait de façon grotesque, en éliminant tous les mâles qui l’oppriment.

Néanmoins les monologues de Franca Rame ne sont pas aussi comiques que ceux de son époux. Il y en a même qui sont hautement tragiques, comme celui, célébrissime, qui s’intitule Lo stupro (Le viol), qui retrace de façon anonyme les sévices qu’elle-même a subis en 1973. De façon anonyme car elle ne voulait pas d’identification émotionnelle du public avec elle. Elle a parlé plus clairement et a commencé à le réciter systématiquement en fin de spectacle à partir de 1979, quand de nombreux cas de viols ont été dénoncés dans les journaux et qu’il convenait d’appuyer au théâtre le projet d’amélioration de la loi contre la violence sexuelle. En effet, jusqu’en 1996 (!!!) en Italie le viol était considéré tout simplement comme crime contre la morale…

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Puis, dans les années 80 et 90 l’intérêt de Franca Rame va aux problèmes de couple et de société. Dans Tutta casa, letto e chiesa elle était «jongleuse». Au cours des années 80 et 90 elle écrit de vraies comédies en un acte où les femmes ont la cinquantaine (son âge) et sont de condition aisée. Mais aucune d’elles n’est heureuse ; toutes souffrent de solitude; car leurs maris les ont quittées pour des filles plus jeunes. En effet il apparaît que dans la société d’aujourd’hui, si l’homme s’en tire assez bien, ce n’est pas le cas de la femme, et c’est là une nouvelle grave injustice. La pièce qui eut le plus de succès en France (et continue à en remporter) s’intitule Coppia aperta, quasi spalancata .

C’est une comédie grotesque qui affronte le problème des rapports à l’intérieur du couple. Au nom du “couple ouvert” (désormais à la mode) l’homme collectionne les maîtresses, causant le désespoir de son épouse, qui veut se suicider. Mais “couple ouvert” d’un seul côté, car quand il vient à apprendre qu’elle est en train de reconstruire sa vie et qu’elle a trouvé un compagnon, il est pris d’une violente jalousie et la menace à son tour de suicide… Une originalité fort réussie de tout le spectacle : le «dialogue» de l’épouse avec le public auquel elle raconte les événements – un public qui se trouve (encore) directement pris à témoin des faits, lesquels acquièrent ainsi une valeur exemplaire (universelle).

Conclusion

Dans cet article je me suis limitée (ou presque) à parler des comédies et des monologues dont on peut trouver la traduction en France et qui continuent à être joués aujourd’hui, au-delà de la période où ils ont été écrits. Car si le théâtre de Dario Fo et Franca Rame serre de très près l’actualité sociale et politique, nationale et internationale, les spectacles les plus réussis dépassent largement les limites de tel ou tel événement. Peu de gens aujourd’hui ont entendu parler du massacre de Piazza Fontana, pourtant Morte accidentale di un anarchico continue à être représenté dans le monde. La situation de la femme a bien changé depuis les années 60… mais pas dans tous les foyers… et surtout pas dans tous les pays ; c’est pourquoi les monologues de Tutta casa continuent à rencontrer un succès international, intercontinental. Qui, aujourd’hui, pourrait croire que les textes de Mistero buffo sont nés avec les événements de 1968 ? Mais – et c’est tant mieux – on sait bien que les grandes œuvres ont une vie qui va au-delà des contingences qui les ont fait naître, au-delà même, souvent, de ce qu’a voulu dire l’auteur.

Brigitte Urbani

Agrégée de langue et littérature italiennes
Aix-Marseille Université
CAER (EA 854)

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Brigitte Urbani
Brigitte Urbani è professore emerito dell’Università di Aix-Marseille dove ha insegnato lingua e letteratura italiana. I suoi ambiti di ricerca sono la letteratura moderna e contemporanea, i legami tra letteratura e arte, le relazioni di viaggio e la riscrittura dei miti. Oltre a diversi articoli e contributi, in proprio ha pubblicato in Francia un volume sull’opera di Dario Fo e Franca Rame ('Jongleurs des temps modernes', PUP, Aix-en-Provence, 2013), un’edizione bilingue de 'La Circe' di Giovan Battista Gelli (Garnier, 2015), un’edizione bilingue de 'La Principessa filosofa' di Carlo Gozzi (Les Belles Lettres, 2017) e, in Italia, presso le Edizioni Lussografica, il 'Viaggio in Sicilia di Paul de Musset' (2013) e 'Louise Colet, Sicilia 1860' (2018) e, ultimamente, presso Franco Cesati Editore, 'L'Odissea di Ulisse nella cultura italiana'.

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