Histoire humaine et inhumaine de Giorgio Pressburger

Une fresque visionnaire et puissante, un voyage étourdissant où les grandes figures des «perdants victorieux» du XXè siècle côtoient des proches du narrateur, moderne Ulysse en quête de sens. Une œuvre profonde, l’aboutissement, sans doute, du parcours exceptionnel de ce grand auteur mitteleuropéen.

Après Dans l’Obscur Royaume, réécriture de l’“Enfer” de Dante, où le rôle du guide était tenu par Sigmund Freud, voici les deux dernières parties de cette trilogie, réunies en un seul volume et intitulées respectivement Dans la région profonde et Dans les forêts heureuses.

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Guidé, cette fois encore, par Freud, mais aussi par une conscience exemplaire de ce siècle, Simone Weil, à laquelle il voue tendresse et admiration et qui incarne sa Béatrice, le narrateur traverse d’abord un “purgatoire” où il rencontre des artistes, comme le musicien Bruno Maderna et l’écrivain Franz Kafka, Marilyn, des hommes politiques et des révolutionnaires (Nelson Mandela, Patrice Lumumba, Che Guevara…), ou des savants comme Marie Curie. Mais il retrouve aussi des membres de sa famille, et l’un des moments les plus intenses du livre est la rencontre avec son frère jumeau Nicola, trop tôt disparu : tel un moderne Ulysse descendu dans l’au-delà, le narrateur parvient à communiquer avec lui et en revit la mort, brisant ainsi le mur qui sépare les vivants des défunts.

La dernière partie tranche partiellement avec les deux précédentes: les notes y sont moins nombreuses, la tonalité est plus légère et familière. Ici, le “guide” principal est le propre père du narrateur qui, à bord d’une vieille fourgonnette Renault, l’entraîne dans une errance à travers un “paradis” inattendu. Ensemble, ils retrouvent des personnages du Huitième district de Budapest, qui eux aussi ont rencontré l’Histoire, et ont parfois été broyés par elle. Dans cette sarabande onirique, Marx peut dialoguer avec Simone Weil, et saint François croiser le chemin de nos voyageurs…

Comme pour nous rappeler que toute cette œuvre est sous le signe de la grande tradition hébraïque, l’auteur a choisi de la clôturer sur un des plus beaux chants amoureux qui soient: le Cantique des Cantiques. Enfin, une lettre en appendice nous livre le sens de cette quête. Pour l’auteur, “le paradis, c’est cela: chaos, liberté, une espèce d’anarchie totale, même s’il y a ceux qui commandent et ceux qui souffrent.” C’est donc la vie terrestre elle-même, où cohabitent beauté et laideur, abjection et pureté, où les contraires se concilient, qui constitue le seul “paradis” possible.

Inspiré d’œuvres fondatrices de la littérature mondiale, mêlant les genres littéraires (dialogues, fragments, prose poétique) et toutes sortes de langues, le livre nous fait entendre, dans une vaste polyphonie, une multitude de voix qui nous questionnent, nous interpellent, nous entraînent dans un voyage quasi initiatique à travers le temps et l’espace. Une œuvre puissante, profonde, l’aboutissement, sans doute, du parcours exceptionnel de ce grand auteur mitteleuropéen.

Marguerite Pozzoli

Histoire humaine et inhumaine, de Giorgio Pressburger
Actes Sud Littérature
Lettres italiennes
Titre original: Storia umana e inumana (Bompiani, 2013)
Avril, 2015 – 448 pages
traduit de l’italien par : Marguerite POZZOLI
ISBN 978-2-330-04817-4
prix indicatif : 25, 00€

Giorgio Pressburger

L’auteur:

Giorgio Pressburger est né à Budapest en 1937. Il quitte la Hongrie en 1956 et s’installe définitivement en Italie, en même temps que son frère jumeau Nicola. Romancier et dramaturge, il est également reconnu pour son travail de metteur en scène de théâtre et d’opéra, ainsi que d’homme de radio plusieurs fois primé. Il collabore également avec plusieurs grands quotidiens italiens.

Actes Sud a déjà publié L’Éléphant vert (1990, écrit avec son frère Nicola), La Loi des espaces blancs (1990), Les Jumeaux (1998), La Neige et la Faute (2002, prix Viareggio 1998), L’Horloge de Munich (2005, prix Elsa Morante et prix Mondello 2003), La Langue perdue (2008) et Dans l’Obscur Royaume (2011). Histoire humaine et inhumaine a fait partie de la sélection pour le prix Strega 2014.

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Extraits du dossier de presse

«Il faut posséder quelque chose d’irréductible et de visionnaire, et surtout le mépris des conventions, pour oser à ce point. Eh bien, Pressburger, décidément, ose. C’est-à-dire qu’il franchit poétiquement la barrière qui sépare le vie de la mort pour rendre visite à des figures célèbres ou oubliées, remonter jusqu’à son enfance à Budapest, puis bondir en arrière, à l’origine de la vie et de l’univers, et de nouveau dans le présent.(…) Un concert suffisamment riche pour permettre des approfondissements, des digressions, des reprises; un labyrinthe plein de miroirs et de reflets capables de rivaliser avec l’inconscient. Le tout formant une espèce de mosaïque symbolique: il y a de la numérologie et de la physique, de l’angélologie et de la technique musicale, de la mythologie et de l’astronomie, de la poésie et la technique du jeu d’échecs.
_ Mais il existe aussi un cœur obscur, comme un trou noir dans cet univers, le lieu où tout converge et où la question suprême impose une réponse : c’est le sens de la vie, ce qui nous attend après la mort. (…) L’au-delà de Pressburger ressemble à un lieu de paix, où les différences cohabitent et où triomphe l’harmonie. Un estuaire rassurant et serein, ou convergent tous les fleuves. »

Dario Fertilio (Corriere della Sera, 5.6.2013)

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«On sort de ce livre étourdi, et peut-être l’auteur en a-t-il décidé ainsi. Il s’agit en tout cas d’une fresque pleine de hardiesse : ces figures se meuvent dans une lumière étrange, métallique. Elles ont quelque chose de solennel, d’imposant, mais aussi de proche, de familier. (…) Nous pouvons rouvrir le dialogue avec elles, tout peut ressurgir dans la mémoire individuelle et dans la mémoire collective.(…) Et la sortie n’est pas indiquée, mais elle est hors du Temps.»

Paolo Di Paolo (Il Sole 24 Ore, 20.10.2013)

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Lettre à deux amis

Chère Laura, cher Giulio,

Je pense que je vous dois quelques explications concernant ce texte un peu embrouillé.

La troisième partie de la trilogie que j’ai commencée il y a plus de dix ans est pratiquement terminée. La succession des épisodes, les choix graphiques, les espaces blancs, la mise en page des dialogues, etc… doivent être encore revus, et je voudrais ajouter un chapitre, le XXIV, dont, au dernier moment, j’ai supprimé la version initiale. Le dernier de ces trois livres aurait pu s’intituler Dans les bois heureux ou Le père retrouvé ou La Légende des deux disputes ou, sur un ton populaire, Voyage à travers l’univers à bord d’une vieille Renault ou Comédie humaine et inhumaine, ou d’autres encore. En fait, il s’agit ici d’une sorte de dialogue-monologue ininterrompu, représenté par un long voyage à bord d’une vieille fourgonnette conduite par le père mort, mais ressuscité dans la conscience de son fils. Ce mort parle, chantonne, philosophe continuellement et, à son tour, il évoque des personnages, des histoires, des événements, fait parfois monologuer des fœtus, guidant son fils à travers le dernier sursaut de son siècle, le XXè, dont il prétend avoir été le premier-né. Ce voyage dans le temps et dans l’espace conditionne aussi la continuité de l’écriture et la fréquente omission des auteurs des répliques (“dit-il”, “répondis-je”…).

Pour faciliter la lecture et ne pas exaspérer ceux qui s’y plongeront, j’ai partiellement limité ce procédé, dans la dernière version.

Vous aurez sans doute remarqué que, outre les personnages ayant appartenu au XXè siècle, apparaissent aussi des figures “historiques” tels saint Emmeric ou le rabbin Akiva, et d’autres qui ne sont pas clairement nommées, pour ne pas tomber dans des banalités et des mièvreries. Il y a aussi beaucoup de religion. Mais on ne peut pas éliminer ces vieux mythes d’un cœur léger. Ils ont fait partie de notre éducation, ils en font encore partie, surtout à l’extérieur de l’Europe. Quel en sera le destin futur, dans le futur proche que nous arrivons encore à imaginer, nous ne le savons pas. Mais vous aurez remarqué que, dans ce livre, j’ai accordé une certaine place aux sciences, d’autant que le dernier chapitre est une espèce de choral Bachien-Goethien interprété par des particules élémentaires. Ce n’est pas un hasard si j’ai introduit cet extrait : ce que j’ai écrit, je le sens vraiment à l’intérieur de moi, c’est-à-dire de mon esprit.

Il y a aussi une ample citation-réécriture d’un célèbre extrait littéraire. Là oui, il y a un personnage de nos religions européennes. Sur la manière de concevoir la foi aujourd’hui, j’ai écrit et publié un petit livre, il y a quelque temps. Il s’intitule Sulla fede. Pour avoir abordé ici ce sujet, je ne me sens pas pris en flagrant délit de naïveté.

Les chansons, les extraits d’opéras et d’opérettes ne sont pas toujours connus (à part les paroles de quelques livrets célèbres) du public italien. Sur demande, je suis disposé à vous les chanter dans leur version originale. Ici, j’en ai donné une version simplifiée. Du reste, ce texte est inspiré du monologue de Molly : c’est donc une espèce d’auto-analyse non stop. Si ce monologue a été écrit par Nora Bernacle, la femme de James Joyce, je peux vous assurer que celui-ci aurait pu être écrit par mon père. Il a continuellement parlé à l’intérieur de moi, il m’a passablement secoué.

Je n’ai pas réussi à imaginer un paradis de saints. Pour moi, le paradis est ce que j’ai représenté ici : une réalité dans laquelle tous cohabitent de la même façon, dans lequel l’humanité cohabite sur la terre telle qu’elle est. Les contraires se réconcilient. La vie est réconciliation, y compris la mort : c’est cela, la réalité. Pour moi, le paradis, c’est cela : chaos, liberté, une espèce d’anarchie totale, même s’il y a ceux qui commandent et ceux qui souffrent. Mais celui qui commande, pendant combien de temps pourra-t-il le faire? Combien de temps l’homme lui-même lui permettra-il de durer? Le fait est que, pour moi, la vie elle-même constitue le paradis, y compris l’horreur, l’injustice, les abus. Elle est ainsi faite, malheureusement. Nombreux sont ceux qui ont tenté de l’améliorer. Mais toute la trilogie parle de cela, elle se veut une sorte de résumé, pour mémoire, de nos cent dernières années. La réponse à la question : “D’où le vie tire-t-elle son origine?”, laissons-la aux futurs chercheurs.

Une dernière chose : les notes de ce troisième livre sont rares et lapidaires, contrairement aux deux précédents. Je pense qu’ici, elles n’étaient pas utiles. Je recommanderai aussi de respecter, avec les yeux de l’esprit, la scansion signalée par les espaces blancs plus larges.

Et maintenant, je m’en vais de ce pas acheter une bouteille de Tallisker, le meilleur whisky que je connaisse, pour le boire à votre santé.

Encore merci de tout.

Avec mon affection et mon admiration

Giorgio

(Trieste, 19 septembre 2012)

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Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Elle a dirigé pendant quelques années la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.

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