Après quatre recueils de poèmes dont le premier, “La pensée prise au piège” (La mente irretita) a été rapidement traduit et publié en France[[La Pensée prise au piège, traduit et présenté par Danièle Robert, Senouillac, vagabonde, 2010. Édition bilingue]], Michele Tortorici avec “Deux parfaits inconnus” aborde un genre nouveau, la fiction en prose, sur lequel il s’est expliqué lors d’un entretien accordé à Donata Zocche que vous pouvez retrouver ICI.
«J’écris des vers depuis mon enfance, parce que ma manière de m’exprimer a avant tout besoin d’un rythme. Dans ma jeunesse, j’étais un danseur de rock effréné. Le rythme est surtout dans les pieds; les Grecs et les Romains le savaient bien, qui désignaient par pieds les unités rythmiques du vers. C’est à travers le rythme que je perçois le monde et la poésie est pour moi le meilleur moyen d’exprimer ce mode de perception. Mais à un certain moment est né dans ma tête un personnage qui se sentait un peu à l’étroit dans les vers: Odetta. J’ai donc décidé de passer à la prose et j’y ai beaucoup travaillé pour qu’elle soit le plus simple possible et s’incarne dans une langue quotidienne. J’ai toutefois voulu – par habitude? par vice? – rendre compte du rythme propre au personnage. D’où le dialogue qui, grâce à l’artifice consistant à ne donner que les répliques d’Odetta, attire le lecteur au cœur de la situation: à chaque début de phrase il est forcé d’imaginer la réponse non transcrite de l’interlocuteur, à plonger dans ce que dit Odetta et vérifier s’il a correctement imaginé ou non. Par certains aspects, c’est le même mécanisme qui se met en mouvement dans la tête d’un lecteur de poésie. Bref, mon écriture en prose a tiré bénéfice de l’écriture en vers, qui ne s’est d’ailleurs pas interrompue durant la période où j’écrivais ce livre.»
Ainsi présente-t-il ce personnage haut en couleur de Romaine au parler vif, aux réactions soudaines et surprenantes, passablement logorrhéique et dotée à la fois d’un solide bon sens populaire et d’un grain de folie. Ancienne libraire, elle possède une culture qui lui permet de passer des réparties de Totò, qu’elle connaît par cœur, aux vers de la Commedia dont elle est tout autant nourrie, ce qui, ajouté à ses propos sur le football, la linguistique, la philosophie, l’économie et la politique, donne un savoureux pêle-mêle de cocasseries, réflexions subtiles, jugements à l’emporte-pièce et jusqu’aux confidences les plus intimes accordées aux deux interlocuteurs venus chez elle le même jour et pour deux raisons différentes: un électricien, pour réparer une panne, un étudiant venu s’installer dans l’une des chambres qu’elle loue.
Dialogues? Pas vraiment puisqu’elle est seule à parler. Monologues? Pas vraiment non plus: ses phrases laissent constamment deviner les réponses des deux protagonistes ainsi que leurs gestes ou mimiques. Roman? Pas davantage, car le livre, comme le souligne l’auteur dans l’entretien précité, «ne raconte pas une histoire: il met en scène deux heures de la journée ordinaire d’une femme d’un certain âge vivant dans le quartier San Lorenzo de Rome. Ces deux heures sont pour ainsi dire «filmées en son direct» et c’est, à peu de chose près, le temps de la lecture du livre.
Mais en réalité – et c’est là un paradoxe –, durant ces deux heures de conversation avec l’un et l’autre de ses interlocuteurs, Odetta est amenée à réfléchir sur elle-même. Avec l’électricien, elle semble convaincue de bien connaître les hommes; mais peu à peu le doute s’installe en elle. L’étudiant, par ses questions plus ingénues que provocatrices, la pousse à lui faire des confidences, disons, compromettantes, ce qu’elle n’hésite pourtant pas à faire… Elle a ainsi découvert, au terme de ces deux heures et grâce à deux inconnus, des choses insoupçonnées et elle en est métamorphosée.»
Texte d’un allant continuel, tout d’humour et d’écoute et qui parfois n’est pas sans rappeler Au but, l’une des grandes pièces de Thomas Bernhard, Deux parfaits inconnus met en scène, littéralement, ce personnage remarquablement vivant et complexe qu’est Odetta et, par sa virtuosité narrative, sait faire du lecteur un autre interlocuteur – le troisième, comme caché mais non le moindre.
Danièle Robert
traductrice
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Michele Tortorici, né à Trapani, est originaire de Favignana (la plus grande des îles Égades, à l’ouest de la Sicile. Voir ce qu’il en a écrit sur Altritaliani: https://altritaliani.net/favignana-di-michele-tortorici-quella-terra-cosi-terra-quel-mare-cosi-mare/). Il vit à Velletri, au sud de Rome. Après avoir été longtemps enseignant de langue et littérature italiennes dans le secondaire puis proviseur, il a mené une carrière dans l’administration pédagogique où il s’est spécialisé dans les questions de logique hypertextuelle, les moyens de communication numériques et leur incidence sur l’enseignement.
Il a dirigé et coécrit une importante histoire de la littérature italienne (Storia della letteratura italiana nell’orizzonte europeo, Oberon, 1993) et a fait paraître de nombreux articles et essais sur la littérature (notamment sur Guido Cavalcanti, Dante, Pétrarque, Leopardi, Manzoni), l’art et la culture. Il est l’auteur de quatre recueils de poèmes : La mente irretita (Manni, 2008), I segnalibri di Berlino (Campanotto, 2009), Versi inutili e altre inutilità (Edicit, 2010) et Viaggio all’osteria della terra (Manni, 2012), qui a reçu un chaleureux accueil critique en Italie. Le premier d’entre eux, traduit et préfacé par Danièle Robert, aura été très vite publié en France – sous le titre : La Pensée prise en piège – par les éditions vagabonde (2010).
L’ouvrage a signalé la singularité d’une voix dont le déplacement effectué dans le registre de la fiction par Due perfetti sconosciuti (paru chez Manni en octobre 2013) affirme, humour, verve, pensée critique en sus, la force et la fertilité. Nous voici face à une œuvre littéraire qui a su se donner le temps d’émerger, avance sans faux pas, nous requiert dans tous ses registres. Quatrième titre de la collection «Stilnovo», Deux parfaits inconnus vient de paraître aux éditions chemin de ronde dans une traduction de Danièle Robert.
Un coup de coeur de notre Rédaction!
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Deux parfaits inconnus
de Michele Tortorici
Traduction Danièle Robert
Broché: 96 pages
Editeur : chemin de ronde (23 novembre 2014)
Collection : Stilnovo
Langue : Français
Prix indicatif: 11€
Où se procurer facilement le livre:
Amazon.fr
Librairie La Tour de Babel, 75004 Paris
Librairie l’Odeur du Book , 75018 Paris
La Libreria, 75009 Paris
Deux parfaits inconnus, de Michele Tortorici. Tonique, intelligent, drôle.
Tonique, intelligent, drôle : un livre antimélancolie
Les lecteurs français de « La Pensée prise au piège » (vagabonde, 2010, également traduit par Danièle Robert) n’attendaient sans doute pas un tel livre de la part du maître ès prosodie qu’est Michele Tortorici. Voici une première fiction, très théâtrale, qui va de bonheurs de la réplique en traits d’esprit, brasse cultures classique et populaire (grande culture classique et très grande culture populaire) avec enthousiasmante légèreté dans une « parlerie » qui est un élan de vie, d’affirmation, de résistance au monde des passions tristes. Odetta, la logeuse, la lectrice – et quelle ! – qui tient la scène et le crachoir, est comme une Jacqueline Maillan romaine, sens politique et malice littéraire en plus. Elle nous emporte dans ses emballements verbaux, ses coq-à-l’âne, sa sagacité pleine d’humour et d’attention. La traduction fait parfaitement entendre que le texte de Tortorici est un constant bonheur de langue. « Deux parfaits inconnus » procure, sans temps mort, une émotion heureuse, rieuse, contaminante. Voici, dans nos « sombres temps »,une lecture… thérapeutique !