Marchant le long du canal Saint-Martin, nous écrit Gabriella Merloni, je cherchais l’inspiration pour ‘un quadro per l’estate’ tout en me disant: «il y a bien des gens pour qui l’été c’est Paris Plage et de la Seine les beaux rivages».
Me revint ainsi à l’esprit l’image d’un grand classique de la peinture française, celle du tableau Le Déjeuner des canotiers (1880-1881) d’Auguste Renoir, aujourd’hui conservé à Washington dans la Phillips Collection : une guinguette bondée – la très célèbre Maison Fournaise que l’on peut toujours visiter sur l’Île des impressionnistes à Chatou en bord de Seine – où des hommes et des femmes, attablés dans un joyeux désordre, conversent et échangent des regards complices.
Le Déjeuner des canotiers d’Auguste Renoir (1880 – 1881)
La vue est le maître-mot de ce tableau. En tant que spectatrice, les couleurs, l’agencement des formes, la composition, l’espace représenté et sa profondeur, ravissent mes sens autant que ma vue. C’est alors que les subtils coups de pinceau, les couches de couleurs savamment superposées donnent par magie corps à ces «corps représentés», à ce vécu qui s’empare autant des sujets que des objets : la blancheur éclatante des débardeurs des canotiers épouse, par un jeu d’ombres diffus, ces silhouettes d’hommes dont on capture aisément le mouvement «à un instant T» ; sur une table, au premier plan, une grande nappe elle aussi blanche, froissée, est encombrée par un amas de bouteilles encore pleines, de verres à moitié vides, par une corbeille à fruits et des grappes de raisin éparpillées ici et là… On a presque l’impression de pouvoir tout toucher, de sentir l’odeur du vin, d’entendre le vacarme oisif de cette terrasse ensoleillée, de vivre cet hédonisme champêtre qui se propage collectivement. La prédominance de couleurs claires et chaudes (comme l’auvent rouge et blanc) équilibrées par des tons plus sombres dont le vert de la végétation (un feuillage touffu qui paraît protéger la guinguette des influences extérieures), le bleu et le marron de certains vêtements de femmes et d’hommes favorisent un effet de profondeur des plans tout comme une sensation d’harmonie générale. Sans compter ce joli mouvement en spirale que dessinent les corps dans l’espace !
Regards croisés d’antan
C’est par l’intermédiaire des personnages qu’une autre expérience de la vue s’offre au spectateur. Ainsi, ces regards nous racontent une drôle d’histoire que l’on peut s’amuser à scénariser :
Le canotier Bertrand (à droite) jette un œil sur la jeune Mlle Andrée (à gauche) occupée à faire les yeux doux à son chien, Cacahouète. Mme Désirée est, quant à elle, entièrement tournée vers Bertrand tandis que M. Émile, débout près d’elle, la regarde (a-t-il quitté sa table pour venir la rejoindre ?). À côté de Mlle Andrée, on retrouve le canotier Frédérick, le dos appuyé à la balustrade, avec son allure naturelle et sa barbe rousse de plusieurs semaines. Son regard se perd au loin : joue-t-il au spectateur en observant d’un œil distant les autres convives ? Est-il en train de fixer Mme Gisèle qui boit tranquillement son verre de vin ? Et…ainsi de suite…
Avec brio, Renoir nous plonge au cœur de la comédie humaine et nous offre, le temps d’un tableau, la possibilité de voyager avec l’esprit et les sens dans une ambiance parisienne, gaiement chaotique et estivale.
Gabriella Merloni
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