En complément de l’article en italien du journaliste Carlo Patrignani publié ci-dessus, intitulé “Freud le réactionnaire et non le révolutionnaire”, Altritaliani propose à ses lecteurs le texte original et brut de son interview de Michel Onfray, en langue française.
Pourquoi les réactions les plus dures à votre livre viennent-elles de gauche, tant en France qu’en Italie ? Qu’a et qu’a eu à voir Freud avec la gauche où était prédominante l’influence de Marx ?
La gauche de l’intelligentsia, autrement dit une poignée d’oligarques qui défendent leur boutique extrêmement rentable… Une gauche qui n’a de gauche que le nom, qui campe sur des positions assimilables au catéchisme de la gauche politiquement correcte . Et dans le catéchisme de gauche, il y a cette légende d’un Freud libérateur, juif de gauche, homme éclairé, ami des femmes, etc. La réalité est moins prosaïque : Freud avait des sympathies pour les césarismes politiques du XXe siècle, ce dont témoignent une dédicace extrêmement élogieuse faite à Mussolini en 1933, un soutien du régime austro fasciste du chancelier Dollfuss, un travail avec les émissaires de l’Institut Göring pour que la psychanalyse puisse continuer à exister sous régime national-socialiste, une haine pour la gauche, une vindicte contre Wilhelm Reich coupable de bolchevisme et évincé par Freud (et sa fille Anna) pour cause de marxisme, et ce en pleine dictature nazie. Freud était ontologiquement misogyne et phallocrate. Par ailleurs, il a défendu l’occultisme, la numérologie, il a pratiqué des rituels de conjuration des sorts… On ne sait souvent de Freud que ce que les freudo-marxistes en ont fait – et qui est loin du texte freudien…
Certains soutiennent qu’une opération culturelle visant à « mélanger » le marxisme, alors en crise ou du moins essoufflé, avec le freudisme a été entreprise par la gauche dans les années 50 et 60 en substituant par exemple le terme d’exploitation par celui d’oppression et domination. Partagez-vous cette idée ?
Oui, bien sûr, il a existé un freudo-marxisme qui a fait beaucoup pour transformer le conservateur Freud en révolutionnaire : cet homme qui était radicalement opposé à toute libération des mœurs, à toute révolution sexuelle, qui défendait l’infériorité morale des femmes par leur développement ontogénétique et phylogénétique, qui faisait de l’homosexuel une figure inachevée, inaccomplie sur le trajet du développement «normal» de la libido, cet homme qui refusait qu’on puisse vouloir la libération des mœurs et défendait théoriquement la nécessité de la répression de la libido pour constituer et maintenir une civilisation, est devenu un héraut de Mai 68 grâce à Reich, Fromm ou Marcuse. Ce fut l’origine du malentendu qui fait de cet homme profondément de droite, très à droite même, un homme prétendument de gauche…
Freud, admirateur épistolaire de Mussolini, complice silencieux de l’austro nazisme…, il existerait une collusion de la psychanalyse avec le nazisme et le fascisme. Comment s’explique le fait que la gauche ait aimé et aime encore Freud ?
Par le freudo-marxisme donc… Quand on brandit La fonction de l’orgasme ou La révolution sexuelle de Reich, Eros et civilisation et L’homme unidimensionnel de Marcuse ou L’art d’aimer de Fromm, on laisse croire qu’au milieu de Mao et Lénine, Marx et Che Guevara, les idoles du moment dans la rue soixante-huitarde, Freud est assimilable à la contestation de la société de consommation, à la pensée critique, à la théorie révolutionnaire sur le terrain sexuel. C’est passer sous silence l’œuvre, le texte, les écrits, la pensée de Freud pour se contenter d’une vulgate largement diffusée par Mai 68, avant et après…
Vous n’êtes pas le premier à accuser Freud de n’avoir pas traité, pas soigné, pas réellement guéri ses patients : pour quelles raisons, si l’«imposture» et le «charlatanisme» du freudisme ont été largement démontrés, continue-t-il à être défendu avec tant de passion ?
La légende est entretenue par des dévots qui ont intérêt à ce qu’elle perdure parce qu’elle leur assure une position dominante dans le champ culturel, intellectuel et médiatique parisien mondain. Elle est également l’occasion de formidables flux d’argent liquide qui échappent à la fiscalité républicaine : le liquide avec lequel on paie les séances pour des raisons dont Freud fournit l’habillage théorique (il faut payer l’analyse pour qu’elle soit efficace, et plus elle est coûteuse, plus elle a de chance d’aboutir rapidement…) est une formidable aubaine qui permet d’échapper aux impôts qui sont les instruments de l’égalité sociale et de la répartition républicaine des richesses. Quelques anciens communistes souvent d’obédience stalinienne et maoïste des années 70 sont reconvertis aujourd’hui dans ce business très lucratif. On comprend qu’ils refusent le débat et traitent par l’insulte toute lecture critique de la légende. Toute proposition d’histoire, là où ils font triompher la légende, est présentée par leurs soins (avec la complicité de médias aujourd’hui dirigés et/ou animés par d’anciens communistes ou maoïstes eux aussi…) comme une réactivation de la pensée d’extrême droite, une théorie antisémite, un assaut de la réaction populiste, une position «révisionniste» (autrement dit vaguement complice du négationnisme…). J’ai pour ma part plus de vingt années de prise de positions théoriques (Politique du rebelle en 1995) et pratique (la création et l’animation de deux Universités populaires) à gauche, il est pour le moins risqué de faire de moi un suppôt de l’extrême droite antisémite sans passer pour un crétin fini !
En Italie, on vous définit souvent comme un «soixante-huitard», nostalgique de Mai 68, ayant eu des maîtres à penser tels Sartre, Foucault, Marcuse : mais, ces derniers n’ont-ils pas davantage à voir avec Marx qu’avec Freud ? Et vous-même, vous retenez-vous soixante-huitard, nostalgique de 68 ?
Je défend absolument Mai 68, mais comme un moment nécessaire dans un mouvement qui me conduit jusqu’à aujourd’hui et, phénomène de génération, je ne suis pas un contemporain de Mai 68 (j’avais neuf ans…) mais un philosophe de mon temps, celui de la génération d’après… Dès lors, clairement inscrit dans la mouvance libertaire – je me définis comme un post-anarchiste -, je suis un fils de ces penseurs là, certes, mais un fils autonome, indépendant, un fils rebelle et libre, et non un dévot agenouillé devant de grands maîtres indépassables ! Que serait un libertaire dévot de la tradition critique ? Un perroquet… Je veux une théorie critique contemporaine, et non le ressassement de la théorie critique des grands anciens de Mai.
Dernière question : aujourd’hui, après la «cuite révolutionnaire» de 68, la faillite du communisme avec la chute du Mur de Berlin, la crise que traverse actuellement l’Eglise catholique, pensez-vous que la gauche en France ou en Italie ait encore une chance de gagner ? Si oui, est-elle capable de trouver sa voie en un nouveau socialisme, aux traits libertaires, de caractère libéral, réformateur et laïque ?
La gauche doit être refondée. Elle a épuisé le filon marxiste, bolchevique, maoïste, marxiste-léniniste, castriste, ce dont témoigne l’affreuse impasse totalitaire. Elle a épuisé le filon libéral, ce que montre l’état de l’Europe exsangue aux mains (du moins en France et en Italie…) de deux créatures de série télévisée… Elle n’a pas exploité le filon libertaire des coopératives, des mutualisations, du fédéralisme, des régionalisation du socialisme libertaire d’un Proudhon, elle n’a pas exploité le filon des révolutions corporelles proposées par Fourier dans ses phalanstères ou d’Emile Armand penseur de «La camaraderie amoureuse». Il lui faut, pour ce faire, prendre acte de la fin du pouvoir monolithique de l’Etat, préciser la nature micrologique des pouvoirs et répondre par des résistances micrologiques. D’où un présent et un avenir pour les révolutions libertaires moléculaires : elles sont autant d’occasion d’activer le principe de Gulliver : une infinité de petits liens (libertaires), ceux des lilliputiens, peut entraver le géant (libéral) Gulliver. L’avenir de la gauche est en dehors des partis, dans des actions de gauche et dans la fédération, la mutualisation de ces actions de gauche.
Michel Onfray