Pensionnaire, de 1984 à 1986, de la Villa Medicis où il a écrit “Le Roman de la communauté”, Philippe de la Genardière revient près de trente ans après sur son attachement à Rome avec “Roma/Roman”, publié aux éditions Actes Sud. Une très belle lecture que nous vous recommandons vivement. Le mot de la fin posé, on demeure ébloui.
«Inspirez-vous de Rome, et écrivez-le enfin, ce livre qui vous tient à cœur et dont cette ville est l’héroïne», c’est ce que se dit Jim, acteur devenu écrivain, l’un des trois protagonistes de Roma/Roman ; injonction qu’il se lance à la fin d’un long monologue, à l’image de celle que l’auteur s’est lancée à lui-même, et ce roman à venir est le double — ou l’embryon — de celui que le lecteur a sous les yeux. Cette intrication du réel et de la fiction constitue la trame du livre, tout comme celle de la vie présente et de la mémoire, de la Rome d’aujourd’hui et de la Rome antique, des personnages qui s’y retrouvent vingt ans après une aventure commune et de la ville elle-même qui, à des degrés et sous des modes divers, les enveloppe de toute la puissance de son mystère et des fantasmes qu’elle a suscités depuis sa fondation.
L’aventure passée, c’est le tournage d’un film sous la direction d’un metteur en scène brillant et tyrannique, Adrien, avec deux jeunes comédiens, Jim et Ariane, tournage dont les péripéties nous sont racontées tour à tour par les trois protagonistes sous la forme d’un monologue utilisant le vous de politesse, à l’instar de celui que Michel Butor initiait dans La Modification ; de même, les prénoms Adrien et Ariane font écho à deux des personnages de Belle du Seigneur et le film, Ciné/Roman, porte précisément le titre qu’Alain Resnais a donné comme sous-titre à L’Année dernière à Marienbad. Ici, la référence est plus explicite, l’hommage plus appuyé, l’évocation de ce film revenant de façon récurrente, au fil des souvenirs relatés, avec la figure emblématique de Delphine Seyrig, symbole de la grâce et de l’élégance qu’Adrien poursuit depuis toujours et qu’il a cherché désespérément à réincarner dans son actrice, Ariane.
L’aventure présente se déroule sur deux jours, dans le cadre somptueux de la Villa M., ses salons et son parc, avec quelques échappées dans les rues de Rome, cafés, églises, histoire, et jusqu’à la plage d’Ostie. L’équipe entière de Ciné/Roman se retrouve donc pour célébrer le vingtième anniversaire de la sortie du film : émouvantes retrouvailles après la dispersion des divers acteurs de l’aventure et l’abandon du cinéma par les deux vedettes qui ont pris d’autres orientations : Jim est devenu écrivain, Ariane psychanalyste. Et durant ces brèves journées, chacun revit les moments forts du tournage et retrouve dans les plis de sa mémoire les rêves, les angoisses, les désirs de sa jeunesse ; chacun attend et redoute la célébration qui va avoir lieu — avec une projection du film —, tente de renouer avec ce passé révolu mais non oublié, s’interroge sur ses choix d’hier et sa vie actuelle, sur ce qui le liait à l’autre ou aux deux autres, sur ce qui reste en lui de ce qu’il a été et ce qu’il est maintenant. On entre dans un écheveau de scènes vécues par chacun des trois comme à travers un kaléidoscope, dont certains détails ont eu une portée majeure pour l’un, mineure pour l’autre, et toutes resurgissent dans leur conscience pour raviver leurs souffrances d’alors, ou leurs passions, ou leurs regrets.
Tout cela, Philippe de la Genardière l’orchestre et le conduit avec une parfaite maîtrise, un art consommé de l’architecture romanesque et de la narration, introduisant subtilement à l’intérieur des événements issus de son imaginaire certains éléments de sa propre vie, son amour de la musique, du cinéma des années 1960 et 1970, de la culture et de la langue italiennes et par-dessus tout de la splendeur de Rome qu’il évoque ainsi, traduisant les pensées d’Ariane :
« Cette ville, la voici devant vous, vingt ans plus tard. C’est comme la mer sous vos yeux, pas celle que vous devinez parfois, à Paris, sous la couleur du zinc, imaginant depuis votre fenêtre des départs vers le sud et là-bas des balcons donnant sur l’infini, d’où vous pourriez la supplier, et lui dire, “Emporte-moi !”, mais celle, orange, que des bâtisseurs d’il y a plus de deux mille ans ont édifiée le long du Tibre et qui s’étend à perte de vue comme un grand toit d’or, oui, la voici devant vous, cette ville que vous avez aimée et qui n’a pas pris une ride, n’a rien perdu de sa couleur, miel, dont vous vous êtes imprégnée tout à l’heure, dans les salons de la villa M., elle est magnifique et plus belle encore qu’au temps de cette scène du Belvédère, où vous vous trouvez, qui devait sceller le vrai commencement de la relation amoureuse entre Carmela et Sandro, puisque ici même, tout au-dessus de la ville, le spectateur assistait à leur premier baiser. »
Vingt ans après, à travers le baiser qu’elle échange avec la Ville Éternelle et sa propre jeunesse, Ariane revit l’exaltation érotique qui était la sienne alors, sous la forme de ce que le narrateur appelle « une copulation plus cosmique ».
Pour Jim, dont l’appartement donne sur le marché du Campo dei Fiori, Rome est aussi, mais sur un autre mode, la ville à laquelle il est corps et âme lié quoi qu’il fasse : fascinante, énigmatique, insistante dans son appel à la création ; et Jim sait combien les dangers sont grands lorsqu’on est saisi de l’impérieux désir d’écrire. Le «Emporte-moi» d’Ariane se joue pour lui à travers la métaphore du navire : « On peut aussi, quand on a pris le large, entrevoir les mondes de demain, et qui se cachent dans les ruines de ceux d’aujourd’hui, comme ici, à Rome, et déjà plaindre les hommes de leurs déconvenues futures, et des combats par lesquels ils vont passer, mais on peut également rêver, sur ces flots matutinaux, aux soleils d’hier, quand la terre n’était pas couverte de cheminées d’usines, de pylônes électriques ou d’éoliennes, et que les hommes, aussitôt après s’être levés, s’adressaient au ciel, et à la mer, parce qu’ils croyaient aux puissances divines, tout peut arriver lorsqu’on prend le large, fût-ce à la voile, et sur la page, fût-ce derrière une fenêtre donnant sur le Campo dei Fiori, dont la rumeur, encore sourde, monte jusqu’à vous. »
Et le lecteur, en même temps qu’il découvre le roman achevé de Philippe de la Genardière, assiste à l’élaboration lente, dans le doute et la difficulté, du roman écrit par son personnage, et qui s’intitule, lui aussi, Roma/Roman. Jim, de père anglais et de mère française, élevé dans l’une et l’autre langue, se pose la question de la langue à employer dans ce roman qu’il qualifie d’« italien » et sa réflexion, qui peut paraître a priori une digression, pose une question fondamentale : l’acte d’écrire ne repose-t-il pas, pour tout écrivain, sur le choix d’une langue appropriée à son objet ? Jim, qui a choisi de vivre à Rome précisément pour y écrire ce livre et qui y vit depuis dix ans, a donc tout naturellement pensé employer l’italien et se souvient du texte qui commençait ainsi:
Quando l’ha chiamata, la primavera scorsa, quando Lei l’ha sentito dire, con tono quasi allegro, «Sono io, Jim», prima non ha riconosciuto la sua voce, ed è rimasta silenziosa per un po’, poi, in mancanza di meglio, ha ripetuto questo nome che era stato appena pronunciato, echeggiando con una punta d’interrogazione, «Jim ?…»
Mais il s’est rapidement aperçu qu’un tel choix le conduirait vers des impasses (« une chose est de parler cette langue, une autre de l’écrire », dit-il) et, délaissant l’anglais qui lui paraissait « aller trop vite », il a opté pour le français, plus proche de l’italien, « cette langue permettant, grâce à sa syntaxe sophistiquée et à son système de conjugaisons calqué sur le latin, d’infinis détours et variations dans le déroulement de la phrase, et donc le fil de la pensée, et ainsi elle rendait possibles les jeux avec les temporalités et ces fameuses strates qui devaient constituer le socle même du livre. »
Quant à Adrien, cinéaste talentueux mais conscient de n’être pas Orson Welles, ni Resnais, ni Fellini, ni Antonioni, ni Pasolini, cinéaste autrefois animé d’une passion de l’absolu qui le conduisit à des comportements despotiques voire cruels, cinéaste aujourd’hui vieillissant, il voit dans chacun des lieux chargés d’images et de scènes devenues mythiques une source de réflexions désabusées sur ce qu’il n’est pas, ne sera jamais en dépit de tous les projets qui se bousculent dans sa tête et de l’exigence esthétique qui continue d’être la sienne. Regret, aussi, d’une histoire d’amour demeurée au stade du désir, constat d’avoir laissé passer la femme de sa vie et de ne plus avoir de refuge que dans l’alcool.
Roma/Roman recèle bien d’autres beautés que chaque lecteur peut découvrir à sa guise, selon sa sensibilité, son âge et son vécu. L’écriture y est tendue, soutenue par un souffle continu, sans faille. Quant à la scène finale, elle est prodigieuse à la fois dans la précision de ce qu’elle donne à voir et dans l’exploration de l’intime ; on y assiste comme à une séquence cinématographique si prenante que l’on est soi-même entièrement happé par les images qui se succèdent à un rythme de plus en plus effréné ; on est envahi par l’emballement des mots, le tourbillon des pensées qui s’entremêlent, la confusion entre le passé et le présent, les acteurs et les personnages qu’ils ont incarnés, les scènes de la vie réelle et celles du rêve ou du fantasme. Le mot de la fin posé, on demeure ébloui.
Danièle Robert
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Bibliographie sélective de l’œuvre de Philippe de la Genardière
Battue, Flammarion, 1979.
La Nuit de l’encrier, Flammarion, 1981.
Naître, Flammarion, 1983.
Le Roman de la communauté, Flammarion, 1987.
Scène primitive, Payot, 1989.
Legs, Stock, 1991 ; Actes Sud, Babel n° 223.
Morbidezza, Actes Sud, 1994 ; Babel n° 569.
Le Tombeau de Samson, Actes Sud, 1998.
Simples mortels, Actes Sud, 2003 ; Babel n° 759.
L’Année de l’éclipse, Sabine Weispieser éditeur, 2008.