Si vos pas, comme les nôtres, vous mènent en Normandie, ne manquez pas de vous arrêter au Musée des Beaux-Arts de Caen. Outre le riche fonds permanent de peintures italiennes du musée, une exposition temporaire exceptionnelle y propose actuellement plus de quatre-vingts tableaux, essentiellement italiens, de la Renaissance au XVIIIe siècle, prêtés pour une unique étape en France par l’Accademia Carrara de Bergame.
La prestigieuse institution lombarde, actuellement en restauration, fut fondée en 1796 par le comte Giacomo Carrara, un hommes des Lumières comme il y en eut tant dans l’Italie de l’époque, puis successivement enrichie au XIXe siècle par les collections privées d’autres connaisseurs, tels le grand historien de l’art Giovanni Morelli.
L’exposition fait la part belle aux artistes des écoles vénitienne, florentine et bergamasque. Au-delà d’une spectaculaire réunion d’œuvres signées Botticelli, Bellini, Guardi, mais aussi Pisanello, Lotto, Canaletto… , l’exposition nous invite à découvrir des artistes injustement moins connus chez nous. Cette habile rencontre contribue à son charme et son intérêt.
Le parcours proposé comprend quatre parties distinctes qui évoquent les temps forts de l’Accademia Carrara et du foyer artistique bergamasque, toujours attiré au cours de son histoire par les deux pôles majeurs que constituent Milan et Venise :
1. Polyptyques, le tableau d’autel à Bergame aux XVe et XVIe siècles
Une suite de grands retables peints pour la ville et sa région ouvre le parcours. La muséographie de cette première salle évoque de manière légère et subtile la nef d’une église, ses chapelles et son autel principal.
Certains se trouvent reconstitués ici pour la première fois depuis leur démembrement (ces ensembles ne correspondant plus au goût de l’époque), grâce à des recherches effectuées dans le cadre de la préparation de cette exposition. Onze ensembles de tableaux évoquent la grande peinture d’église à Bergame de la fin du XVe siècle à la fin du XVIe, l’influence prépondérante de Venise avec la figure emblématique de Bellini jusqu’aux derniers feux du Maniérisme. Remarquables : le polyptique de Scanzo (1488) commandés au Vénitien Vivarini, et, dominant cette section, Le Mariage mystique de Sainte-Catherine de Lorenzo Lotto (qui séjourna à Bergame de 1513 à 1525).
Lorenzo Lotto, Mariage mystique de Sainte-Catherine, 1523
Huile sur toile
L’artiste le plus original de la Renaissance vénitienne est incontestablement Lorenzo LOTTO (1480-1555). Marginalisé par son caractère tourmenté et anti-conformiste, il ne put jamais se faire une place à Venise mais triompha à Bergame et dans les Marches.
Le retable consacré au mariage mystique de Saint Catherine est caractéristique de sa manière : dans de somptueuses robes sophistiquées à souhait, aux étoffes étonnement gonflées et aux teintes maniéristes, la Vierge et la sainte, encadrent l’Enfant Jésus. Il se penche vers Catherine, la prostituée repentie, encore couverte de parures orfévrées, et lui passe un anneau au doigt, signifiant par là même son engagement spirituel. En retrait à droite, un ange coiffé d’un diadème, ferme l’arc de cercle composé par les personnages sacrés. Les sourires sont rares chez Lotto, tous les personnages sont graves, et Catherine la pècheresse détourne son regard vers le bas. Marie ne suit pas l’Enfant Jésus du regard, elle regarde le spectateur de ses grandes prunelles sombres, le prenant à témoin de ce qui s’accomplit. Le groupe semble manquer de place pour se déployer aisément, les postures sont exagérément inclinées, introduisant une tension entre les figures liées les unes aux autres par un réseau extrêmement complexe de rimes plastiques. La raison de cette contrainte ? Un paysage occupait la partie supérieure de la composition, mais endommagé, il fut supprimé et remplacé par cette surface grisâtre, uniformément terne et étouffante. Dommage ! A gauche, le personnage qui émerge assez maladroitement derrière le siège de la Vierge est Nicolo Bonghi, l’un des mécènes de l’artiste.
2. La collection Morelli
La sélection présentée à Caen regroupe 28 peintures principalement italiennes, choisies parmi les meilleures tableaux de la collection de Giovanni Morelli (1816-1891), dont quelques flamands et hollandais, preuves de l’éclectisme du collectionneur. Médecin de formation, cet historien est notamment connu pour avoir élaboré une méthode expérimentale, qui consiste à étudier la manière dont sont peints certains détails morphologiques des personnages d’un tableau (doigts, pieds, oreilles…) pour en reconnaître l’auteur, indépendamment du contexte de la création de l’œuvre.
Le portrait est particulièrement bien représenté dans la collection Morelli avec des chefs-d’œuvre qui illustrent de nombreux manuels consacrés à la Renaissance italienne.
C’est le cas pour le portrait de Lionello d’Este, par PISANELLO, qui présente le jeune marquis de Ferrare de profil, héritage de l’art de la médaille pratiqué aussi par cet artiste gyrovague de renom, qui proposait ses services aux Cours les plus généreuses d’Italie.
Pisanello, Portrait de Lionello d’Este, 1441
Tempera sur bois
Le visage, hiératique, est encadré de roses, sans doute une allusion aux emblèmes et devises, dont raffolait le jeune prince.
A ce type de portrait encore très gothique, BOTTICELLI répond par le portrait de trois-quarts, dont il serait d’ailleurs l’inventeur. C’est un portrait majeur puisqu’il s’agit de celui de Julien de Médicis, le frère de Laurent le Magnifique, assassiné à Florence en plein Duomo, en 1478, lors de la terrible conjuration des Pazzi. Laurent échappa miraculeusement au massacre en se sauvant par la porte de la sacristie et commanda ce portrait de Julien peu après l’assassinat de ce dernier. Il s’agit donc d’un portrait posthume.
Sandro Botticelli, Portrait de Julien de Médicis, vers 1478-1480
Tempera sur panneau
Deux portraits de Julien de Médicis par Botticelli presque identiques nous sont parvenus :
Dans le portrait de l’Accademia Carrara, la tête vient s’inscrire dans l’encadrement d’une fenêtre, dispensant une lumière délicate qui sculpte les traits du jeune homme. La tête est bien individualisée et Botticelli n’épargne pas le modèle : menton prognathe, mâchoires serrées, nez plongeant, port de tête altier, mais tout dans ce visage signale l’autorité, la détermination, la noblesse de la naissance. Les yeux baissés, Julien semble méditer sur la fragilité de la condition humaine et la fenêtre derrière lui, même s’il s’agit d’une composition habituelle dans l’art du portrait, pourrait exprimer le point de passage entre la vie et la mort qui vient de le frapper. Cette dimension symbolique atténue pour le coup l’assurance condescendante du jeune homme et l’on croit lire de la mélancolie dans son regard entre ses paupières mi-closes.
Le second se trouve à la National Gallery de Washington. Dans ce portrait, le personnage en buste se situe dans un intérieur, devant une porte ouverte.
Giovanni BELLINI (1430-1516) a dominé la scène artistique vénitienne à la fin du XVe siècle. Bien plus que son père, Jacopo, et bien mieux que son frère Gentile, il a su donner une simplicité et une grâce à ses Vierge à l’Enfant, sans précédent à Venise. Il ne s’agit plus d’une Maestà, la Vierge triomphante couronnée et richement parée, trônant entre des saints.
Giovanni Bellini, Vierge à l’Enfant, vers 1488
Huile sur panneau
L’iconographie de la Vierge se fait ici plus intime, plus humaine. Marie est drapée dans un grand manteau bleu qui recouvre également sa tête et masque ses cheveux. Un petit voile de mousseline encadre avec souplesse son visage juvénile. Ses mains fines aux doigts interminables émergent du revers lilas de son manteau pour maintenir l’Enfant Jésus assis sur son genou gauche. Elle contemple avec tendresse et mélancolie le ravissant bambin potelé qui ne lui sourit pas et semble consentir au Sacrifice auquel il est dès à présent destiné. Mais on n’en est pas là, pour l’instant tout est paisible. Bellini porte son attention sur la lumière vénitienne qui caresse habilement les figures et dépose sur le dais tendu derrière la Vierge une ombre qui renforce sa présence physique. Si le ciel présente des qualités atmosphériques évidentes, le paysage un peu naïf pourrait avoir été confié à un collaborateur.
3. Portraits, images de la réalité
Cette partie s’efforce de mettre en valeur les caractères réalistes de l’art du portrait dans l’Italie du Nord et en particulier les nombreux peintres bergamasques qui ont apporté une contribution majeure au développement de ce genre.
On pourra y voir notamment deux très beaux ensembles de Giovanni Battista Moroni (16e siècle) et de Fra Galgario (17e siècle), les deux grands représentants bergamasques de ce genre, mais aussi, comme souvent dans cette exposition, y découvrir des portraits réalisés par des artistes moins célèbres, comme Giovanni Cariani, Giacomo Ceruti, Giuseppe Belli, Francesco Zucco, Carlo Ceresa, dont certains d’un implacable réalisme.
Giovanni Battista Moroni, Portrait d’un gentilhomme âgé de vingt-neuf ans, 1567
Huile sur toile
Un artiste remarquable et prolifique ! Il s’agit de Giovanni Battista MORONI (vers 1520-1579) qui se consacra à la peinture religieuse et au portrait.
Les portraits soignés et élégants de ses débuts qui donnaient à sa peinture un caractère “provincial” vont gagner en finesse. Il cesse alors de se perdre dans des détails vestimentaires inutiles pour extraire de ses modèles les traits qui les caractérisent physiquement mais aussi psychologiquement. Rien de superflu dans l’image de ce jeune homme âgé de vingt-neuf ans, à la mise sobre, dans des tons de gris et bruns subtils, aux traits réguliers et au regard pénétrant, qui nous dévisage sans la moindre gêne !
Giovanni Cariani, Portrait de Giovanni B. Caravaggi, vers 1517-1520
Huile sur toile
Giovanni CARIANI (vers 1485-1547) se partagea, durant sa carrière, entre Venise et Bergame. Dans le magnifique portrait de Giovanni B. Caravaggi on perçoit, dans le regard pensif entre autres, l’influence de Giorgione auprès de qui il se forma. Le philosophe médite tout en feuilletant un traité qui repose sur le rebord d’une ouverture, derrière lequel il se trouve. Cette aptitude à introduire une dimension psychologique dans le portrait n’est pas sans évoquer Holbein. Cariani a placé habilement son modèle entre deux espaces, l’un qui éloigne l’intellectuel du spectateur, l’autre qui l’isole du paysage, ainsi rien ne peut troubler sa réflexion. Partie intégrante de la composition et incontournable chez les peintres vénitiens, le paysage, éclairé par une jolie lumière orangée de fin d’après-midi, concorde parfaitement avec la sérénité qui émane du personnage.
4. Venise au XVIIIe siècle, une société en spectacle
Les liens de Bergame avec Venise sont historiques.
La dernière section « Une société en spectacle » réunit un ensemble qui représente le goût des collectionneurs de Bergame pour la peinture vénitienne du XVIIIe siècle.
On y retrouvera avec plaisir notamment des vedute, (paysages produits très souvent à l’usage des étrangers, qui avant la photographie servaient de souvenirs de voyage) de Canaletto (1697-1768), Guardi (1712-1793), Bernardo Bellotto (1722-1780), mais aussi d’autres peintres plus rares tels Carlaverijs (1663-1730), Bernardo Canal (1664-1740), père de Canaletto et si peu connu à l’inverse de son fils.
Francesco Guardi, La Place Saint-Marc, vers 1760-1770
Huile sur toile
Canaletto, Le Grand Canal, avec au fond le pont de Rialto, vers 1728
Huile sur toile
Pour réaliser ses vues, comme le Grand Canal vu du Palais Balbi, vers 1749, tableau étourdissant de vérité architecturale, CANALETTO se sert avec habilité d’une camera oscura. Ceci explique la précision topographique et la justesse de la perspective. Ce faisant, il agrémente toujours la vue ainsi obtenue en la peuplant de gondoliers et d’embarcations élégamment réparties sur le canal, la plupart du temps en oblique, pour introduire de l’animation et il baigne la scène dans une atmosphère transparente et impalpable, gorgée d’humidité qui restitue parfaitement le climat de cette cité intimement unie à l’eau.
Pour clore cette très belle exposition, quelques scènes de genres de l’époque où Venise, déjà en route vers son déclin, était un tourbillon de fêtes, dont Le Ridotto, de Pietro Longhi (1757-1760).
Catherine Saigne Leblanc et Evolena
Renseignements pratiques :
Musée des Beaux-Arts de Caen
Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 9h30 à 18h – Tel 02 31 30 47 70