Le MART, Musée d’Art contemporain de Trento et Rovereto, vient de consacrer une grande exposition à Amedeo Modigliani, intitulée Modigliani Scultore. Entre 1911 et 1913, l’artiste de Livourne abandonne en effet la peinture pour se consacrer à la sculpture. Trois années exceptionnelles, passées, ciseau à la main, à attaquer la pierre. La sculpture archaïque, médiévale et de la renaissance, puis la découverte de l’art oriental et tribal, à travers les recherches de Picasso et Brancusi, sont pour Modigliani le point de départ d’un parcours créatif révolutionnaire. Colin Lemoine, spécialiste de la sculpture du XX siècle, nous en parle.
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Livourne, 1984. Tandis que le Museo progressivo d’Arte moderna consacre une exposition au saint local Amedeo Modigliani (1884-1920), il est décidé de procéder à la reconnaissance des reliques. Car les évangélistes sont formels : en 1909, le jeune saint, qui jamais ne deviendra vieux, aurait jeté dans le bassin de la ville, le Fosso reale, des sculptures dont il n’aurait pas été satisfait. Au conditionnel passé, donc, l’histoire s’écrit et se raconte, conjuguée dans le doute. Fable ovidienne, tradition orale, légende dorée, chuchotée dans les cafés et reprise par d’éminents spécialistes.
AMEDEO MODIGLIANI – Testa di donna 1911 ca.
calcare / limestone, cm 65,4 x 17,1 x 21,3
Ceroni XVI © Minneapolis Institute of Arts
L’on retint son souffle et le canal fut dragué : stupeur et tremblements lorsque surgirent, poisseuses et mouillées, des têtes intactes, LES têtes intactes, légendaires et enfin réelles. Quelques jours plus loin, certains se souviennent encore de ces étudiants farceurs dévoilant les modalités et l’intention du canular sacrilège, mais il fallut encore un peu de temps pour que certains saint Thomas, incrédules et vexés, reconnussent vraiment la supercherie.
L’histoire eût été anecdotique si elle n’avait contribué à discréditer – l’ère du soupçon, déjà – les sculptures de Modigliani. Or, une chose est certaine, les sculptures constituent le versant le plus intéressant, le plus violemment intéressant, de la création de Modigliani. Le peintre, l’artiste-peintre, est presque «anodin». Décoratives – et pourquoi pas, le mot est noble –, ses toiles révèlent une ambiance, parfois une hantise, mais sans jamais excéder la norme, souvent tiède, de l’École de Paris, entre primitivisme adouci et cosmopolitisme affadi. Ses toiles ont la joliesse d’Utrillo ou de Buffet. Pas plus, pas moins. Séduisantes à l’œil, elles ne bouleversent pas l’iris.
AMEDEO MODIGLIANI – Testa di donna 1912
pietra / stone , cm 58 x 12 x 16
Parigi, Centre Pompidou, Musée National d’art moderne
Ceroni XII © Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Jacqueline Hyde
Non, l’expérience rétinienne est à chercher ailleurs, du côté de ces pierres calcaires que l’artiste livra trois ans durant, de 1910 à 1913, avec une ferveur, une joie et une intensité infrangibles. Trois années de taille directe, de fréquentations – de Brancusi, Picasso, Bernard ou Nadelman – et de souvenirs – antiques, renaissants, extra-occidentaux –, trois années passées, ciseau à la main, à attaquer la pierre pour donner forme à l’idée, celle que le monde peut se dire avec peu de mots et de formes pourvu qu’ils soient “justes”.
Trois années que Flavio Fergonzi et Alessandro del Puppo ont décidé d’explorer au MART – Museo d’Arte moderna e contemporanea di Trento e Rovereto –, là, à flanc de montagne, dans cet océan lapidaire, dans ce musée cristallin et cyclopéen. Certes, les commissaires n’ont pu regrouper les vingt-cinq sculptures existantes, dispersées et jalousées. Qu’importe, puisque, à ce corpus autorisé et longtemps inamovible, les deux professeurs viennent aujourd’hui ajouter trois numéros supplémentaires. Preuve des virtualités qu’offre l’œuvre sculpté de Modigliani : tout n’est pas dit et rien n’est définitivement fixé. Il n’est pas besoin de faire parler le Fosso Reale comme on guette le Loch Ness: le marché de l’art et l’histoire des formes peuvent suffire, écurant et éclusant, à faire émerger des chefs-d’œuvre.
AMEDEO MODIGLIANI – Testa 1914
calcare / limestone, cm 41,8 x 12,5 x 17
Princeton, The Henry and Rose Pearlman Foundation in prestito a lungo termine al Princeton University Art Museum
Ceroni V – photo: Bruce M. White
Car il s’agit bien de cela, de chefs-d’œuvre, que le MART dévoile en un parcours limpide et efficace. Venues de Princeton ou de Paris, de Minneapolis ou de Londres, les têtes de Modigliani établissent entre elles et avec leurs contemporaines – brancusiennes, nègres, bouddhiques, archaïques – des dialogues silencieux et pourtant si éloquents. La stéréométrie de la beauté se résume à cela : un visage comme un ovoïde maniériste, des yeux comme des amandes charnues, un bouche comme une cerise lippue, un nez long comme une lame pointue, un cou comme un socle, un socle étrange, comme si, précisément, les éléments anatomiques et naturalistes pouvaient devenir de simples formes plastiques, de seuls jeux structurels.
Mais parler de stylisation géométrique et de schématisation volumétrique serait mentir. Tout du moins, ce ne serait pas dire tout à fait la vérité, ce serait passer à côté de l’objet, à savoir la beauté, l’éminente beauté de ces têtes sculptées, à la fois songes immémoriaux et présences incarnées, lointaines et proches, si proches. Et, le temps d’une exposition, réunies. Là-bas, dans le Trentin.
Colin Lemoine
AMEDEO MODIGLIANI – Testa sormontata da un elemento di architettura 1911-12
penna e inchiostro nero su carta cm 20,9 x 26,7
Rouen, Musée des Beaux-Arts. Donation Blaise Alexandre – Photographie Catherine Lancien