S’est-on donné le mot ? La rentrée artistique parisienne est placée sous le signe de l’Italie, l’Italie antique avec «Giacometti et les Etrusques» à la Pinacothèque de Paris et «Pompéi, un art de vivre», au Musée Maillol, mais aussi l’Italie de la Première Renaissance avec «Fra Angelico et les Maîtres de la Lumière» au Musée Jacquemart-André.
Il s’agit, déclare Nicolas Sainte Fare Garnot, conservateur du musée, et commissaire associé de l’exposition placée sous le commissariat de Giovanna Damiani, surintendante des Musées de Venise, «de la première exposition de Fra Angelico en France» en précisant toutefois que l’ambition du musée n’était pas de présenter une exposition rétrospective, mais de mieux comprendre, à travers les œuvres de Fra Angelico présentées, environ vingt-cinq, et autant de ses contemporains, comment s’est opéré, durant les premières décennies du Quattrocento, le passage de la peinture gothique à la peinture de la 1ère Renaissance.
On peut considérer qu’il s’agit du deuxième volet de la belle exposition qui s’est tenue dans le même musée en 2009, consacrée aux Primitifs italiens conservés au musée d’Altenbourg.
Compte tenu de l’exiguïté des salles d’exposition et de la fragilité de la peinture sur panneaux de bois, il ne faut pas s’attendre à retrouver les grands retables conservés au Musée San Marco. Comment, également, concevoir une exposition monographique sur un artiste dont le plus important mode d’expression est la peinture à fresque ?
A défaut d’avoir la quantité, le Musée Jacquemart-André a fait un rassemblement de qualité, car souvent de petits panneaux de prédelle bien conservés en disent plus que de grands triptyques endommagés.
Ce qui est essentiel pour une exposition, c’est d’apporter des éléments nouveaux qui font avancer la connaissance “historique” sur un artiste, en même temps qu’une perception plus juste de son œuvre. Or de grandes lacunes historiques jetaient un flou sur la formation, et sur les débuts de Fra Angelico. L’étude récente des manuscrits conservés dans la magnifique bibliothèque du couvent San Marco, construite par Michelozzo, permettent d’en savoir plus.
Pour avoir trop souvent considéré Florence comme la ville du négoce et des banques, on oublie parfois qu’elle a été une ville religieuse, ébranlée périodiquement par des crises spirituelles. Les Ordres mendiants, Franciscains et Dominicains, fondés au XIIe siècle, ont leur couvent en ville, à Santa Croce pour les premiers, à Santa Maria Novella pour les seconds. Mais la règle se relâchant on assiste au début du XVe siècle, à une volonté de revenir aux origines de la fondation des ordres, c’est le mouvement de l’Observance auquel adhère Fra Angelico en prononçant ses vœux, non à Santa Maria Novella mais au couvent observant de San Domenico de Fiesole.
Son apprentissage se fait dans l’atmosphère recueillie et besogneuse des scriptoria, auprès d’un spécialiste de l’enluminure, Battista di Biagio Sanguigni qui lui enseigne l’art de décorer codex et antiphonaires, missels et psautiers. Mais dans “enluminer”, n’y a-t-il pas la racine latine “illuminare” ? Nous y voilà ! Il s’agit de mettre en lumière le texte religieux, la portée musicale, le psaume. Fra Angelico n’a pas son pareil pour “illuminer” les manuscrits d’une polychromie inspirée. Il n’est pas le seul. Un autre enlumineur occupe une place de choix, il s’agit de Laurent “le moine” plus connu sous le nom de Lorenzo Monaco. Il est moine camaldule, cet ordre réformé par Saint Romuald au XIe siècle, et qui exalte l’ascèse et l’érémitisme. C’est auprès de lui et dans cette atmosphère austère que Fra Angelico se forme.
Rien d’étonnant alors qu’en même temps que le fin travail d’enluminure, Fra Angelico se consacre à la réalisation de «Thébaïdes», ces synopsis qui sont la transcription visuelle de tout l’enseignement religieux destiné à l’édification des novices. Ces panoramas totalement irréalistes représentent l’Eglise d’Orient à gauche, foulée par les Pères du désert, l’église d’Occident à droite, où l’on reconnaît les grandes figures du monachisme occidental. C’est près de la ville de Thèbes qu’est née la première communauté chrétienne qui pratiquait l’érémitisme d’où le nom de ces tableaux que Fra Angelico recopia avec application dans une esthétique toute médiévale, mais avec le souci de restituer le relief, surtout dans le rendu des rochers.
Cette écriture plus symbolique que réaliste il la repend à Lorenzo Monaco qui lui fournissait les modèles et que l’on retrouve dans le petit panneau de prédelle narrant les miracles de Saint Nicolas et qualifié d’ “hystérie symbolique” !
La tempête fait rage, les rouleaux, tels une chevelure noire et brillante tout droit sortie d’un tableau de Dali, enserrent l’esquif où des marins affolés se cramponnent à un mât filiforme dont les voiles arrachées par la puissance du vent ne ressemblent plus qu’à des oriflammes. Mais saint Nicolas veille et, surgissant en planant au dessus de l’embarcation, saisit fermement l’extrémité du mât sauvant ainsi l’équipage et son navire, symbole de l’Eglise en perdition. Juste à côté, sur la terre ferme, la présence d’une église, verticale, solidement ancrée sur une double rangée de fondations et dont la stabilité est renforcée par une mise en lumière qui lui donne sa tridimensionnalité enseigne au fidèle que saint Nicolas est le sauveur de l’institution “Eglise”.
Ce panneau de prédelle correspond à un élément d’une commande prestigieuse que Palla Strozzi, car il n’y a pas que la famille Médicis à Florence mais aussi les Pazzi, les Bardi, les Strozzi…, commanda à Lorenzo Monaco pour l’église de la Trinité de Florence. Le retable commencé par Lorenzo Monaco et laissé inachevé par sa mort en 1424, fut magistralement terminée par Fra Angelico qui, faisant fi de la répartition tripartite induite par la présence des arcatures trilobées d’inspiration gothique, représenta une descente de Croix, unifiée, admirable, l’un des fleurons du Musée San Marco.
On sent que Fra Angelico est nourri à la source de son époque, le style gothique international auquel n’échappe pas Florence, mais qu’il a une aptitude à rendre les effets de lumière et des prédispositions pour saisir au vol ce qui est en train de se produire à Florence. Car c’est la révolution ! C’est l’époque des grands chantiers et Florence change de visage. Tandis que Ghiberti s’attèle aux portes du Baptistère, que Brunelleschi exécute la coupole de la cathédrale et que Donatello sculpte les saints patrons des “arti” pour Orsan Michele, l’art pictural est à la traîne. Le retard va être rattrapé par Masaccio qui est sur le chantier du Carmine, et va exécuter avec Masolino, les fresques de la chapelle Brancacci à partir de 1427. Alors que ses contemporains prolongent les formules gothiques traditionnelles (Lorenzo Monaco, Gentile da Fabriano), c’est précisément dans les panneaux de prédelle des commandes qu’il reçoit à présent, moins soumis à la pression du commanditaire que le panneau central, que l’artiste peut explorer un univers plus cohérent dominé par la mise en place de la perspective géométrique et où il manifeste des talents de metteur en scène remarquables.
C’est le cas pour le panneau prêté par le Louvre et qui faisait partie de la prédelle du retable exécuté par Fra Angelico pour l’église du couvent San Marco. Une commande de Côme l’Ancien, ce qui explique la présence des saints protecteurs des Médicis, Côme et Damien. Ces deux frères médecins ainsi que toute leur fratrie subirent le martyre sous l’empereur Dioclétien.
Lorsqu’on contemple ce panneau, on constate qu’il est organisé pour capter le regard du spectateur qui se déplace de gauche à droite, le sens de la lecture d’un texte. Le spectateur s’introduit dans la composition en venant grossir la foule des badauds qui assistent au martyre, adossés à l’architecture des remparts soigneusement mis en perspective. Il est maintenant dans le tableau et contemple tel un film au ralenti les différentes scènes du martyre. Le condamné agenouillé frontalement, le bourreau en oblique prenant sont élan, le glaive à la main, puis le supplicié dont la tête vient tout juste d’être décollée et roule à terre et dont le sang jaillit abondamment d’un tronc toujours vertical, le corps du suivant s’affaissant lourdement au sol, alors que le dernier git dans une mare de sang. La cruauté du supplice qui ne semble pas ébranler les badauds est atténuée par un paysage d’une grande sérénité que l’on observe à travers une rangée de cyprès particulièrement improbables, avec des troncs fins et interminables, pour permettre au regard de pénétrer au plus profond de la composition. Enfin il y a la lumière qui vient de la droite et se dépose sur les tuniques des suppliciés, sur le bandeau du saint agenouillé, pour s’écraser en fin de course sur la muraille de la ville… Un art consommé pour une œuvre datée de la fin des années 1430.
Cette attention que Fra Angelico porte à la lumière se retrouve chez les artistes qui collaborent ponctuellement avec lui, Zanobi Strozzi, Benozzo Gozzoli, et son influence se fait sentir chez des artistes plus jeunes aussi comme Baldovinetti ou Filippo Lippi.
Tandis que ses Vierges d’humilité prennent corps stricto sensu, modelées par la lumière et installées dans un espace perspectif cohérent, le supplicié entre tous, le Christ torturé, humilié, et mis à mort, fait l’objet de représentations d’un réalisme surprenant chez celui que l’on considère comme le peintre de la douceur. Marie et Jean présentent des visages déformés par l’effroi, la magistrale leçon de Masaccio sur les parois de la Chapelle Brancacci a fait école ! Et à ce stade, on réalise à quel point Fra Angelico se rallie à la modernité.
Mais ce sont néanmoins ses grandes compositions, baignées d’or et de lumière céleste que l’on retient lorsqu’on pense à l’artiste. Un bon exemple est fourni dans l’exposition par le Couronnement de la Vierge, prêté par le Musée des Offices de Florence.
Fra Angelico (1387-1455), Le Couronnement de la Vierge, 1434-1435, Galerie des Offices, Florence © 2010. Photo Scala, Florence – courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali
Il était destiné à l’église de l’hôpital de Santa Maria Nuova à Florence et il rappelle, en plus simple, le Couronnement de la Vierge du Louvre. Ce ne sont que rayonnements d’ors, déferlements de musique sacrée interprétée par une nuée d’anges musiciens, longilignes et gracieux, et au centre, assis sur une nuée bleue traversée de rayons dorés, le Christ remettant à la Vierge un joyau. Dans cette œuvre rutilante, on perçoit parfaitement l’itinéraire pictural de Fra Angelico qui juxtapose avec aisance des éléments issus de sa formation gothique à des éléments purement renaissants. Lesquels ? Il faut contempler une fois de plus le travail du maître sur la lumière qui constitue véritablement le fil rouge de l’exposition. Une lumière divine émane de l’arrière des figures centrales du Christ et de la Mère de Dieu, tandis qu’une lumière, cette fois-ci terrestre venant de devant, vient modeler délicatement les visages des saints au premier plan et s’insinuer dans les plis de leurs manteaux. Dans leur disposition en cercle autour des figures sacrées, Fra Angelico tient compte du phénomène de la récession optique en exécutant les personnages du fond à une échelle inférieure de ceux du premier plan, donnant ainsi de la cohérence à un sujet sacré. Et si la plupart d’entre eux sont plongés dans la contemplation du Fils de Dieu, certains n’hésitent pas lui tourner presque le dos pour regarder, parfois avec insistance, dans la direction du spectateur, comme cette jeune sainte agenouillée, aux cheveux blonds répandus sur ses épaules, drapée dans une tunique orangée. Le lien est établi avec le fidèle qui est invité à rejoindre la communion des saints.
Dans cette œuvre comme dans beaucoup d’autres, la palette utilisée et la répartition des couleurs, la finesse de la touche, le sens de la composition, la maitrise de la perspective, le rôle actif de la lumière comme source de vie humaine et spirituelle à la fois, font de Fra Angelico l’un des artistes majeurs de la 1ère moitié du Quattrocento. Béatifié par Jean Paul II en 1982, il est devenu le saint patron des artistes en 1984.
Et si les amateurs de fresques peuvent être déçus, car bien entendu il n’y a aucun fragment de cette forme d’art dans laquelle Fra Angelico a excellé, il n’empêche que cette exposition replace admirablement ce maître de la lumière dans sa stature d’homme de foi et de peintre et met en évidence l’étendue et la diversité de son génie.
Catherine Leblanc
Visite guidée ou conférence diapo Altritaliani
ALTRITALIANI vous convie à une visite-guidée en français de l’exposition «Fra Angelico» au Musée Jacquemart-André, samedi 15 octobre 2011, de 9h20 à 10h45 par Catherine Leblanc, auteur de l’article et/ou à une conférence-diapo en italien sur l’ensemble de l’œuvre de ce grand artiste du Quattrocento, jeudi 20 octobre à 18h30 au Centre Italiance . Pour en savoir plus, cliquer ICI
Fra Angelico et les Maîtres de la lumière
Musée Jacquemart-André
158, bd Haussmann , 75008 Paris
Métro Miromesnil ou Saint Philippe du Roule (Ligne 9)