Entretien avec Marie-Odile Beauvais par Carlo Jansiti

Précipitation du débit, alliant le mot précis à la préciosité du geste, œil languissant, ardent, verbe haletant, entrecoupé de silences inattendus, de mots en suspens, d’ellipses, Marie-Odile Beauvais ne laisse pas son interlocuteur indifférent. Intelligence aux aguets, finesse d’observation, sensibilité à fleur de peau, humour, répondant, art de l’agencement et surtout pas la moindre pose.

C’est une réactive. Elle empoigne au collet ses personnages, les coince dos au mur, les perce à jour, montre leur veulerie, leurs bas instincts, quelquefois leur grandeur.

« Votre style, c’est une immense délicatesse alliée à une terrible brutalité », lui a dit un jour son premier éditeur. Ce style est à l’image du tempérament de l’auteur. Marie-Odile Beauvais s’attendrit, s’émeut, se hérisse, ironise, rit à gorge déployée, le plus souvent s’indigne. Son intransigeance et sa droiture, dans un monde de compromis et de faux-semblants, font peur. Sa candeur est feinte. C’est sa lucidité qui l’emporte.

Elle a débuté en 1996 avec un beau roman, Les Forêts les plus sombres. Elle ne connaissait personne dans le milieu de l’édition. Elle avait déposé son manuscrit à la réception de Grasset. L’éditeur le publia. Il est rare qu’un texte envoyé par la poste, sans le moindre appui, paraisse. Mais, comme il arrive souvent aux premiers romans d’inconnus, il fut « sacrifié », mis au placard par l’éditeur. De cette expérience, aussi banale que tragi-comique, elle a tiré, quelques années plus tard, un livre singulier, Discrétion assurée.

Auteur de cinq romans, d’un essai sur la correspondance de Proust et de deux pièces de théâtre, Marie-Odile Beauvais n’en finit pas de nous étonner avec son dernier livre, Le Secret Gretl, paru à la rentrée aux éditions Fayard. C’est l’histoire d’un secret, une traque allemande qui vous saisit à la gorge. « C’est une histoire personnelle, dit-elle, mais c’est d’abord une histoire que l’Histoire a fabriquée avec deux guerres. »

Quand elle ne fait pas gicler ses doigts sur le clavier, Marie-Odile Beauvais aime à voyager. L’Italie, c’est son pays d’élection. Elle y retourne deux fois par an. Venise, Porto Venere, les villages de Toscane, Palerme, tout l’émerveille et l’enchante.

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Vous avez parlé de l’Italie dans l’un de vos premiers livres, Égoïstes, et même dans Proust vous écrira si je ne me trompe pas, qu’est-ce qui vous attache à l’Italie et/ou vous déplaît dans ce pays ?

Tout m’attache à l’Italie, à commencer par Stendhal. C’est par lui que j’ai commencé de rêver ce pays avant de le connaître. Stendhal se définit comme un Milanese, et l’a fait inscrire sur sa tombe au cimetière Montmartre —même si Milan n’est pas la ville que je préfère, ni celle que je connais le mieux. J’ai des amis qui ont une maison à côté de Porto Venere, alors j’ai beaucoup rayonné entre la côte ligure et la Toscane. Le problème avec l’Italie, c’est que j’ai toujours envie de retourner dans les lieux que je connais déjà, comme Lucca, Sienne, Volterra, Rome, Venise, Naples, Palerme, les îles éoliennes, si bien qu’à force de venir et revenir là où j’ai déjà été, je ne connais pas encore les Pouilles ni Lecce dont j’attends de nouveaux émerveillements.

Dans Egoïstes, le narrateur, un Viennois, découvrait qu’il était le fils d’un marbrier de Carrare. Il y avait donc, dans ce roman, Carrare et sa montagne à vif, ces falaises de marbre taillées depuis des siècles. J’aime tellement les marchés en Italie que, dans Proust vous écrira, je me suis amusée, dans un chapitre, à faire un pastiche de Proust où je n’ai pas pu m’empêcher d’introduire le marché de Palerme et ses splendeurs. Au nord, j’ai oublié Turin qui m’enchante. J’ai découvert cette ville très tard. Et tous les prétextes me sont bons pour y retourner. Il y a aussi en Italie, la cuisine avec ses produits que j’adore.

Sinon, ce qui me déplaît dans votre pays? À part la politique et les manières de Berlusconi, je ne vois pas, et j’espère que c’est provisoire. Mais ce n’est pas à une Française de stigmatiser la vulgarité et le cynisme d’un dirigeant de pays étranger quand on voit ce qui se passe en France.

Avez-vous vécu en Italie des expériences désagréables, avez-vous remarqué des attitudes qui seraient propres aux Italiens et qui vous auraient amusée ou choquée ?

Non, je me souviens seulement d’une hôtelière à Panarea qui, d’autorité, nous avait exilé le dernier jour dans une chambre sur le jardin alors que nous avions une chambre avec vue sur la mer. C’était parce que des clients italiens accompagnés d’enfants avaient besoin de deux chambres voisines. Tant mieux si les enfants sont bienvenus en Italie. Dans les restaurants, il y a partout des chaises hautes qui leur sont réservées, ce n’était pas le cas en France à la même époque. En Italie, on sent que la structure familiale est restée puissante. Ça peut étouffer, mais ça protège aussi. Ce qui me plaisait en Sicile, à Palerme, c’était ces restaurants où il conto n’était pas une addition, où chaque plat, chaque café, chaque bouteille d’eau, de vin est soigneusement noté, mais où un simple chiffre était inscrit, chiffre qui nous paraissait bien inférieur à ce qu’il aurait dû être compte tenu des prix de la carte. Cette absence de mesquinerie me paraît d’une grande élégance. Elle induit une désinvolture, une rondeur, un commerce agréable. Et quand je dis commerce, c’est dans son sens primitif. On est autant dans la relation que dans les affaires.

Vous savez, Cocteau disait que « les Italiens sont des Français de bonne humeur ». Je suis assez d’accord avec lui. Je me souviens de petits villages en Toscane et en Ligurie où, le soir, toutes les personnes âgées sortaient leur chaise devant leur porte et parlaient, discutaient, disputaient tandis que les jeunes allaient et venaient autour. La place devenait le salon des uns et le théâtre des autres. Cette facilité de parole est la raison pour laquelle Freud disait que les Italiens n’avaient pas besoin de psychanalyse. Toutes ces généralisations sont réductrices et, bien sûr, j’ai rencontré aussi des Italiens de mauvaise humeur et d’autres qui avaient recours à la psychanalyse. Mais dans l’ensemble, les Italiens sont plutôt aimables avec les étrangers, ils reçoivent des touristes depuis toujours. « Tous les chemins mènent à Rome », « la ville éternelle », les clichés sont nombreux dans l’imaginaire collectif. Depuis le XVIIIe siècle, et même bien avant – je pense aux peintres flamands -, le voyage en Italie était le passage obligé, le lieu d’apprentissage de tout artiste européen. De Mozart à Goethe, de Rousseau à Chateaubriand, de Poussin à Ingres. Au point que Colbert fonda l’Académie de France à Rome au milieu du XVIIe, tant l’Europe était persuadée qu’il n’y avait pas d’artiste sans voyage en Italie pour étudier ses arts et percer leurs mystères.

Et la littérature italienne ? Quels sont les auteurs que vous avez aimés ou détestés ?

Je ne lis pas l’italien, je suis donc dépendante des traductions. Et je lis peu d’œuvres traduites. J’ai honte, mais je connais assez mal la littérature italienne. Je me souviens d’un vers de Leopardi, « Il sabato è il più gradito giorno », que ma mère résumait par il sabato è meglio della domenica. J’imaginais ce Leopardi en oiseau de mauvais augure, il me gâchait d’avance toute fête à venir. Il y a un livre, qui pour moi représente l’essence de la famiglia italienne, c’est Lessico famigliare de Natalia Ginzburg. Ses parents m’enchantent. C’est aussi grâce à ce livre que j’ai aimé Turin avant de le connaître. Bizarrement j’associe les écrivains italiens à des lieux. Turin, c’est Pavese, sorti d’un tableau de Giorgio de Chirico, son suicide dans cet hôtel de la place Carlo Felice, et son poème prémonitoire, La mort viendra et elle aura tes yeux. Anna Maria Ortese et son titre oxymore, Il mare non bagna Napoli, c’est Naples et la via Toledo. Palerme et la Sicile, c’est Lampedusa/Salina qui incarne Il Gattopardo, ce guépard de mosaïque que l’on voit dans la chambre de Ruggiero au Palais des Normands. Palerme, c’est le destin de Lampedusa, refusé par les éditeurs. Il meurt sans savoir que son livre connaîtra le succès que l’on sait. Venise, c’est l’ironie de Goldoni. Magris, c’est Trieste, presque autrichienne et la mélancolie tranchante d’une Mitteleuropa qui ne m’est pas étrangère puisque j’ai vécu à Vienne autrefois. Oui, la littérature italienne est toujours liée à des lieux dont je peux m’approcher grâce à elle.

Vous avez écrit en 2006 un très beau texte sur Venise et le célèbre bijoutier Codognato. Pouvez-vous dire un mot sur l’origine de ce projet ?

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J’ai rencontré Attilio Codognato à travers Proust que, comme moi, il lit et relit. C’est parce qu’il avait beaucoup aimé le petit essai que j’avais consacré à la correspondance de Proust qu’il m’a demandé d’écrire sur Venise. Il m’a dit « Vous avez carte blanche, parlez de votre Venise et si, par hasard, vous y mettez Proust et quelques bijoux, ce sera encore mieux. » C’est impossible de ne pas aimer les bijoux de Codognato. Ce sont ceux d’Andy Warhol, de Coco Chanel, d’une belle italienne dans un roman d’Hemingway. J’étais très flattée : qu’un texte, écrit en français, soit publié dans un catalogue italien me charmait. Pour moi, c’était un peu une résurgence de l’ancienne prééminence du français en Europe. J’entretiens avec Venise, cette ville creusée dans un gigantesque bijou, un rapport de sidération qui date de l’enfance et qui a eu lieu bien avant de la découvrir, à travers des images des livres et les récits de ma mère. Venise m’apaise. Elle me console. Elle me fait signe. Le fait que je sois née le 25 avril, le jour de la Saint-Marc est encore un lien qui m’attache à elle. Je ne suis jamais arrivée à Venise sans savoir que c’était un immense privilège d’être là. Je n’ai jamais quitté Venise sans penser à y revenir. Dans ce texte, j’ai donc parlé de ma relation intime à cette ville et j’ai fait un pastiche de Proust qui se passe dans le salotto veneziano d’Attilio Codognato. La boutique d’un joaillier est un théâtre merveilleux pour observer toutes sortes de comédies humaines. Et comme Attilio Codognato est aussi un grand collectionneur d’art contemporain, je l’ai mis en scène, en ami de Swann qui lui ressemble, seul pur esthète de la Recherche. Cette commande a été une chance, parce qu’elle est intervenue à un moment, où pour des raisons personnelles, je ne pouvais plus écrire. Ce n’est pas que la peine et le chagrin disparaissent, mais la contrainte m’a permis de recommencer à ajuster les mots entre eux, peut-être parce qu’il n’y a pas, pour moi, de plus puissant divertissement, au sens pascalien du terme, que l’écriture.

Décidément, vous êtes très européenne puisque votre dernier livre, Le Secret Gretl se passe partiellement en Allemagne !

Oui, c’est le sujet de la traque d’une femme, Gretl, que le secret a fait disparaître.

Vous avez découvert ce « secret » au milieu des années 90, vous n’aviez alors rien publié encore, pourquoi n’a-t-il pas été le sujet de votre premier livre ?

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Je n’ai pas découvert ce secret, il m’a été confié. Il ne m’appartenait pas. C’était un secret et, comme tous les secrets, il n’était pas fait pour être crié sur tous les toits. Un jour, ma grand-mère m’a appris que mon grand-père avait une fiancée allemande qu’il devait épouser en août 1914. La guerre a été déclarée, les fiancés se sont trouvés enfermés chacun dans leur propre pays. La jeune fille était enceinte et, leur fille, Gretl, est née le 1er Janvier 1915. Quand mon grand-père est revenu en Allemagne après la guerre chercher femme et enfant, la mère de Gretl était mariée avec un Allemand. Gretl a été confisquée à son père français. Il l’a retrouvée en 1940 à Paris alors qu’elle portait l’uniforme allemand. Je ne crois pas que j’aurais pu écrire ce livre du vivant de ma grand-mère. Pourtant, j’étais émue, hier, quand j’ai vu sa photo près de celle de mon grand-père dans la vitrine de La Hune, la librairie de Saint-Germain-des-Prés. Pour écrire Le Secret Gretl, il m’a fallu faire tous ces voyages en Allemagne à la poursuite d’une inconnue. Si j’avais commencé à la rechercher plus tôt, j’aurais pu la connaître, Gretl étant morte en 2001. Une de sesamies m’a dit : « Pourquoi n’êtes-vous pas venue avant ? »

Oui, pourquoi ?

Parce que mes enfants étaient trop jeunes, que je n’avais pas la même liberté pour partir des semaines, voire des mois, traquer en Saxe ou en Bavière, une personne que je croyais morte. Il faut dire que je vous parle d’un temps – il y a quatorze ans – où internet n’existait pas. Ces nouvelles méthodes de recherche m’ont permis d’aller plus vite, de trouver des adresses, des personnes à qui poser les bonnes et les mauvaises questions.

Qu’est-ce que vous appelez les mauvaises questions ?

Les questions qui ne trouvent pas de réponses. Je crois que les Allemands souffrent d’être confrontés à cette époque-là. Que des étrangers la leur rappellent ne leur fait pas plaisir. J’ai rencontré des réticences. Enquêter dans le passé de Gretl, c’était réveiller un passé qui ne passe pas. La chronologie de Gretl suit celle des conflits et des tragédies du XX siècle : Gretl est née le 1er janvier 1915, elle a 18 ans en 1933 quand Hitler prend le pouvoir ; à 25 ans, elle entre en France, en uniforme, avec l’armée allemande. À trente ans, elle assiste à l’anéantissement de l’Allemagne, puis à sa division. Elle vit assez longtemps pour assister à la chute du mur et à la réunification. En cherchant Gretl, c’est l’Allemagne que j’ai trouvée.

Vous avez répondu à Katherine Kolb, dans un long entretien publié dans The French Review, que votre premier livre Les Forêts les plus sombres était « trop bien écrit ». Qu’entendiez-vous par là ?

Cet entretien date de deux ans, même s’il vient de paraître – cela se passe comme ça dans les revues universitaires. Je crois que j’ai dit que ce n’était pas si bien écrit parce que c’était trop bien écrit, disons que c’était écrit en habits du dimanche, c’était un peu trop ajusté, serré, tenu, empesé. Ça a son charme aussi, mais je crois que ma nature tend vers un négligé composé. Ce qui ne veut pas dire que le négligé ne se travaille pas. Mais c’était mon premier livre et je voulais me faire remarquer, ne serait-ce que par un éditeur.

Comment définiriez-vous le style de votre dernier livre? On reconnaît votre ton si personnel dès les premières lignes, et ça c’est plutôt rare en littérature…

Tant mieux si c’est le cas, du moins pour les lecteurs sensibles. Mais ce n’est pas à moi de le définir, disons qu’il y a peut-être dans mon écriture une grande brutalité alliée à une certaine délicatesse; je crois que c’est la confrontation et la juxtaposition des deux qui m’est naturelle, même si je me méfie de la préciosité. Je n’aime pas l’ostentation, il ne faut pas que le travail se voie, j’aime le naturel, que ça n’ait pas l’air trop poli, au propre comme au figuré.

Le Secret Gretl me permettait d’aborder tous les registres du roman. D’abord le roman policier avec l’enquête. Je ne savais pas moi-même ce que j’allais trouver en Allemagne. J’y cherchais Gretl, mais j’ai aussi trouvé l’Allemagne contemporaine. Ça, c’est le côté « road movie » et « choses vues » du roman. Il y a aussi le roman épistolaire et historique parce que les deux séries de lettres que j’ai incrustées dans le texte, et qui sont d’ailleurs en italique, existent bel et bien. La première série concerne les lettres du père adoptif de Gretl à mon grand-père après 1918. Prémonitoires de ce qui va se passer en Allemagne, elles décrivent les ravages du Traité de Versailles et, avant même qu’il n’existe, la montée du parti nazi. Le père adoptif de Gretl y parle de « cette guerre qui aurait pu être oubliée, mais pas cette paix inique qui met à genoux un peuple de culture et de mémoire. »

Il y a une autre série de lettres, celles d’un jeune résistant mort à Bergen-Belsen, Claude Anduze-Faris. Elles ont été adressées à sa famille depuis le camp de Sachsenhausen. Avant de commencer ce livre, je ne savais même pas qu’on pouvait écrire des camps. Claude était contraint d’écrire en allemand à cause de la censure alors qu’il ne parlait pas cette langue. Et ces lettres d’un adolescent de dix-sept ans qui existent, que j’ai touchées, sont de l’ordre de la fiction absolue parce que Claude, qui vit l’enfer, parle à sa mère de poésie et de sa bonne santé alors qu’au même moment – les documents qui ont été retrouvés en Russie récemment en témoignent – il était presque mourant, au Krankenrevier de Sachsenhausen, l’infirmerie dont si peu de personnes sont revenues. Je le dis dans ce livre, j’ai souvent pleuré en lisant un texte, jamais autant qu’en lisant ces lettres. C’est donc aussi un roman historique. Je me suis beaucoup documentée. Seulement, après avoir montré le regard des autres sur Gretl, j’ai eu besoin de faire entendre sa voix à elle, avec ses « confessions ». Parce qu’il y a un autre secret dans le secret. Un secret qui se perpétue. Il y aussi du théâtre à travers certains dialogues qui interviennent dans des moments de violence, que ce soit entre Gretl et sa mère qui lui a caché le secret de sa naissance ou entre les deux soeurs. Après 1945, les trois femmes vivent ensemble un huis clos où elles étouffent. Et la composition de tous ces registres me permettait de créer le suspense, enfin je l’espère.

En lisant votre « Secret » je me suis plusieurs fois demandé quelle était la part d’invention, à laquelle d’ailleurs vous avez parfaitement droit car vous êtes d’abord romancière…

D’autant qu’il y a écrit « roman » sur la couverture ! Quand on avait demandé à Blaise Cendrars s’il avait vraiment pris le Transsibérien, il avait répondu : « Qu’est-ce que ça peut vous faire puisque vous l’avez pris avec moi. » Alors, j’espère que vous avez découvert Gretl avec moi. Je disposais d’une trame réelle, de photographies et de quelques lettres qui sont en italique dans le livre. C’est à partir de ces lettres que j’ai pu enquêter, c’est à partir de cette enquête que j’ai recréé Gretl. Mais toute enquête a ses limites, surtout quand il s’agit d’une femme ordinaire. Gretl n’est pas une intellectuelle, c’est une midinette, à la naissance et la vie romanesques, soumise à un monde à feu et à sang. Peut-être voulais-je croiser nos regards, le sien, le mien et les confondre. Ce qui m’a le plus flattée dans ce que j’appelle dans le livre  » Les cahiers de Gretl », c’est que des historiens allemands ont téléphoné chez Fayard pour demander dans quelles archives on pouvait trouver ces cahiers! C’est le plus beau compliment qu’on pouvait me faire et, en même temps, c’était presque vexant que mon travail soit nié à ce point. J’ai été Gretl malgré moi. La fiction s’insinue dans le réel dès qu’on tente de le formuler, comme il n’y a pas de fiction sans réel. Vous le savez aussi bien que moi, ce n’est pas au spécialiste de Violette Leduc que je l’apprendrai, ce n’est pas le sujet d’un livre qui compte, c’est le regard qu’on lui porte et la manière dont on le traite et même le maltraite par la prise de l’écriture.

Dans votre livre vous jouez sur plusieurs registres de langage mais ce que j’ai admiré le plus, ce sont les dialogues, par exemple celui du début, moment clé du roman, quand vous êtes seule avec votre grand-mère dans la cuisine et qu’elle vous confie le « secret », c’est absolument bouleversant, je croyais être là moi aussi, à vous entendre toutes deux…

C’est sans doute que ma grand-mère avait du talent dans sa conversation. Je l’ai recomposée, et ceci d’autant plus facilement que j’ai toujours en tête ses expressions, sa vivacité, sa voix.

Même quand vous faites dialoguer les autres, quand ils se disputent avec violence, quand on peut penser que tel dialogue est tout à fait imaginaire, tout sonne juste… S’agit-il là aussi de réminiscences ? Comment travaillez-vous ?

Réminiscences sans doute, mais pas seulement. Quand on vit avec ses personnages, ils finissent par devenir des personnes qu’on connaît et dont on attend les réactions. Dans la vie, je suis aux aguets, j’écoute. Au café, au restaurant, je suis souvent plus intéressée par ce qui se passe à la table voisine qu’à la mienne. Non pas pour m’en servir, mais pour découvrir s’il y a corrélation entre ce que je vois, ce que j’imagine et ce que j’entends. Le romancier est autant « écouteur » que voyeur. Il se sert autant de ses sens que de sa mémoire ou de son intelligence. Il emmagasine et, quand il écrit, il restitue et amalgame les mots, les matériaux selon ses besoins, sa fantaisie. J’aime bien le travail du dialogue. C’est du jeu. J’ai d’ailleurs écrit deux pièces pour France-Culture avec énormément de plaisir. Et puis, on écrit aussi pour être tant d’autres en restant soi.

Carlo Jansiti

P.S. NOTE DE LA REDACTION

En complément à cet entretien réalisé par l’écrivain CARLO JANSITI,
nous vous recommandons la lecture de l’article paru dans le LE POINT du 7 novembre 2009, intitulé « Souvenirs d’Allemagne« .

Le Secret Gretl est l’un des deux coups de coeur du POINT ( 28e Foire du livre de Brive – ouverture le 6/11/2009).

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Carlo Jansiti
Journaliste et écrivain italien, Carlo Jansiti vit à Paris depuis 1986. Il est notamment l’auteur de “Violette Leduc, biographie”, Ed. Grasset, 1999 (réédité en 2013), et de “La Correspondance (1945-1972) de Violette Leduc”, Gallimard, 2007, paru à l’occasion du centenaire de cette dernière (7 avril 1907), de "Violette Leduc et Jacques Guérin : la tentation de l’impossible" dans l’anthologie "L’amour fou", 17 passions extraordinaires, Ed. Maren Sell, 2006. Il a collaboré au film "Violette" de Martin Provost en tant que conseiller historique. Responsable du fonds Violette Leduc à l’IMEC, il travaille à une biographie de Jacques Guérin à paraître.