Quelle grâce a frappé cet immense artiste pour introduire tant d’humanité dans sa peinture, à une époque dominée par les influences byzantines et leur cortège de codes et de conventions? Loué par ses contemporains, Dante, Pétrarque et Boccace, admiré par Léonard de Vinci et copié par Michel-Ange, Giotto a été perçu au fil des siècles comme l’auteur d’une révolution picturale sans précédent depuis l’Antiquité. Avec lui, la peinture italienne du XIVe siècle bascule vers la Renaissance.
Le Christ est mort. Le Fils de Dieu est mort, tellement homme ! C’est le supplicié, la tête affaissée sur le côté, le visage ruisselant de sueur et de sang mêlés. Il a cessé de vivre. Le corps n’est pas arqué, irréaliste, comme ses prédécesseurs et ses contemporains s’obstinent à le représenter, un jet de sang puissant s’écoulant de son côté. Pas d’anges non plus pour recueillir «l’effusio sanguinis» dans des coupes orfévrées. Le Christ est mort, nu, ou presque, tellement son corps, réaliste, apparaît sous la transparence du périzonium. Il a donné sa vie pour que l’humanité vive, comme le pélican figurant au-dessus du titulus, qui se perce la poitrine pour nourrir ses petits de son propre sang.
Seule concession à l’art byzantin : la très belle étoffe orientale dorée, aux motifs géométriques, abstraits, tendue sur le “tabellone”, sur lequel est adossé le Christ. Les ténèbres se sont abattues sur la terre. Seuls, livrés à leur immense douleur, se tordant les mains de désespoir, Jean recroquevillé sur lui-même et Marie, la tête déjetée sur le côté, semblent s’écrier à leur tour «pourquoi m’as-tu abandonné?» Tellement hommes ! La croix peinte du Louvre, longtemps considérée comme une œuvre réalisée par ses collaborateurs, est rendue aujourd’hui au Maître en raison de la qualité de l’exécution et de l’inspiration.
Quelle grâce a frappé cet immense artiste pour introduire cette humanité, à une époque dominée par les influences byzantines et leur cortège de codes et de conventions ? Attention ! Il ne suffit pas de plisser les yeux de ses personnages, d’indiquer pattes d’oie et rides pour introduire la vie aux figures. Des imitateurs de Giotto s’y sont employés mais ils s’y sont cassé les dents : les visages deviennent vite grimaçants, caricaturaux, car ils ne sont pas pénétrés par l’émotion que sait y introduire le maître. Les personnages de Giotto sont incarnés !
Si l’on quitte le crucifix qui domine la Salle de la chapelle du Louvre où se tient l’exposition (et nous rappelle que ces œuvres étaient suspendues dans le chœur des églises ou fixées sur la poutre de Gloire), et que l’on contemple le retable provenant de l’église Saint François à Pise (vers 1295-1300), c’est encore un homme que l’on retrouve. Ce sont les mêmes chemins caillouteux et escarpés d’Ombrie qu’empruntèrent le jeune Francesco (1181-1226) et le peintre à moins d’un siècle d’écart… Ce sont les mêmes paysages, les mêmes villages qu’ils ont traversés, l’un, puis l’autre lorsqu’il se rendit à son tour à Assise pour illustrer la vie du franciscain – canonisé une quarantaine d’années à peine après sa mort – sur les parois de l’église supérieure de la Basilique (ce que contestent encore une poignée d’historiens de l’art!). Cette proximité historique et géographique peut expliquer pourquoi le “poverello” figurant sur le retable, apparaît si réel, un genou à terre, les mains levées, recevant avec gravité, car c’est un insigne honneur, les stigmates que lui transmet le Christ sous l’aspect d’un séraphin, encore très byzantin dans son traitement.
La présence physique de François revêtu de sa bure, dans sa densité corporelle et sa tridimensionnalité, est exceptionnelle. La place du corps, sous le vêtement, est parfaitement suggérée par le réseau des plis et l’usage de dégradés très maîtrisés. L’intensité de l’expression, l’émotion que contient son regard, mais également les traits de son visage modelés par la lumière, lui donnent toute sa réalité et son humanité.
Certes, Saint François y est pour beaucoup dans cette révolution stylistique et humaine opérée par Giotto. Car c’est à Assise que se fit le passage d’un art pénétré de la vérité de la Foi à un autre basé sur l’imitation de la nature. Le retable de Pise, contemporain des fresques d’Assise, reprend l’iconographie développée sur les parois de la basilique.
Ce ton direct et accessible, si conforme à l’esprit de Saint François, s’accompagne d’une grande maîtrise spatiale, comme le prouve le panneau central de la prédelle située dans la partie inférieure du retable, représentant la confirmation de la règle de Saint François par le pape Innocent III. Dans une salle, mise en perspective, les franciscains agenouillés face au pontife sont représentés selon un point de vue unique : seul ceux figurant devant sont visibles, et même individualisés. Les autres, anonymes, unis par leur engagement communautaire, font «corps». Pas d’escabeau pour les surélever. La représentation est juste.
Juste aussi, l’attitude de ces deux hommes assis, tenant une épée, sur un dessin conservé au Louvre et exécuté vers 1305-10. Sur un papier préparé de ton gris-vert, «in carta tinta», à la pointe de métal, et avec des rehauts de blanc au pinceau, on voit deux hommes tournés l’un vers l’autre, ils se parlent, ils discutent, ils communiquent avec une vérité confondante. Rien à voir avec ces saints qui figurent habituellement sur les volets des polyptiques, sous des architectures feintes qui les emprisonnent et les isolent les uns des autres.
Giotto a 40 ans environ lorsqu’il est appelé à décorer la chapelle du très riche et contesté homme d’affaire padouan, Enrico Scrovegni (1303-05). Cinquante-trois fresques se déploient sur l’ensemble des parois de la chapelle qu’il fit édifier sur le terrain de l’Arena. Dans le cintre du grand arc triomphal ouvrant sur l’abside, une scène inhabituelle, les prémices de l’Annonciation : Dieu le père envoie l’archange Gabriel auprès de la Vierge, pour lui annoncer qu’elle va porter Jésus, Fils de Dieu.
C’est sur un panneau de bois amovible destiné à obturer une ouverture dans le mur, qu’a été peint Dieu le Père (Padoue, Musei Civici vers 1303-05). Le panneau constitue une des pièces maîtresse de l’exposition. Dieu est assis sur un trône gothique, traité frontalement, avec une symétrie rigoureuse et peint de couleurs raffinées, rose et or. Il est vêtu d’une longue tunique d’un magnifique blanc laiteux, serrée à la taille et bordée d’une passementerie dorée avec des incrustations bleues. Il tient un sceptre dans la main gauche et esquisse un signe de bénédiction. En réalité ce signe s’adresse à l’archange Gabriel, peint à fresque sur la paroi à gauche de l’emplacement du panneau de bois. Dieu lui confie la mission d’aller annoncer à la Vierge qu’elle va porter le Fils de Dieu. Afin de se confondre avec la matière picturale des fresques, Giotto a utilisé une préparation très mince recouverte de bleu, comme le fond des fresques, au lieu du fond d’or traditionnellement réservé à Dieu le Père.
Maîtrise du geste, sérénité des traits du visage qui s’affinent avec des yeux qui s’étirent vers les tempes, majesté, solennité de l’instant qui précède immédiatement l’annonce de l’Incarnation de Dieu qui va bouleverser le cours de l’humanité. Cette Incarnation est préfigurée par la présence très corporelle et tridimensionnelle de Dieu, représenté sous les traits du Christ, à une époque où l’on préfère avoir recours à une représentation non figurée. La délicatesse du geste, la douceur du visage, le recours à des couleurs raffinées, le sens du précieux, la souplesse des lignes, tout indique une inflexion gothique, dans la carrière de l’artiste.
Sa réputation solidement établie dans une grande partie de l’Italie, l’Ombrie, Rome, Florence, Sienne et Padoue, Giotto qui s’est entouré d’un nombre croissant de “compagni”, a infléchi le cours de la peinture locale partout où il a exercé. C’est le cas de Naples. En 1328 , Robert d’Anjou, roi de Naples, verse un salaire à Giotto pour qu’il exécute le décor de la chapelle palatine du Castel Nuovo. Il y travaille avec de nombreux collaborateurs dont le Maître dit «de Giovanni Barrile». Le style doux, lumineux et raffiné de Giotto a durablement influencé la production napolitaine de cette époque. Il en est de même à Rimini et jusqu’en Avignon où la cour pontificale joua un rôle capital dans la diffusion de l’art de Giotto.
L’art ne reviendra désormais plus en arrière. La sphère d’influence byzantine (l’Empire romain d’Orient) est écartée définitivement au profit de celle du monde occidental (l’Empire romain d’Occident), ce que le peintre italien du 14e siècle, Cennino Cennini, a magistralement résumé, dans son Libro dell’arte, avec cette formule qui a fait le tour du monde «Giotto a fait passer l’art de peindre du grec au latin».
Catherine Saigne Leblanc
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EXPOSITION
Giotto e compagni, du 18 avril au 15 juillet 2013, au Louvre, Aile Sully, 1er étage, salle de la Chapelle, tous les jours de 9 à 17h45 sauf le mardi. Nocturnes les mercredi et vendredi jusqu’à 21h45.
Accès gratuit avec le billet d’entrée au musée 11€, gratuit aux moins de 18 ans, aux moins de 26 ans résidents de l’UE, enseignants, demandeurs d’emploi.
N.d.r. Actuellement en kiosque un intéressant numéro hors série de Télérama consacré à Giotto à l’occasion de l’exposition du Louvre “Giotto e compagni” au prix de 8,50€. Y sont notamment reproduites les fresques du cycle de saint François à Assise et celles de la chapelle Scrovegni à Padoue. Ces illustrations sont accompagnées d’un texte magnifique de Yves Farge de 1943 qui s’accorde avec la somptuosité de l’oeuvre de Giotto.
A propos de “Giotto (1267-1337) e compagni”. Exposition au Louvre.
8 mai 2013 à 20h12min
par Giampaolo – Ass. Italo Calvino – Paris — italocalvino@free.fr
Buonasera,
le détachement du style byzantin et le retour vers une peinture plus « latine » aurait commencé au cours du siècle précédent, grâce à des artistes romains, ceux qui ont peint la Cappella dei Santi 4 Coronati a Roma, entre 1235 et 1246.
Formé par Cimabue, Giotto s’en serait inspiré pour devenir le grand maître de la fresque et le principal décorateur de la basilique Saint François d’Assise. Pietro Cavallini aura poursuivi l’oeuvre dans la basilique de Santa Cecilia (ses fresques sont visibles à moins de un mètre de distance). Piero della Francesca aura apporté ensuite sa touche personnelle.
On pourrait ainsi suggérer l’hypothèse que la fresque « latine » (que j’appelle ainsi, par analogie avec les fresques paléo-chrétiennes ou de Pompei) serait revenue en auge dans la vallée du Tibre par une série d’artistes locaux, les uns actifs après les autres, et magistralement interprétée par Giotto (ou Cavallini, dont ont s’émerveille de la légèreté du trait de pinceau, et mon préféré).
Pour info, en ce moment même (4-11 mai), un groupe de nos adhérents, conduit par leur professeur de langue et culture italiennes, est en Ombrie (Perugia, Assisi, Sansepolcro, …), sur les traces de Giotto, entr’autres.
Cordialement Giampaolo http://www.italocalvino.fr
(et moi, toujours à Paris … mince, alors !)
A propos de “Giotto (1267-1337) e compagni”. Exposition au Louvre.
Post du 16 mai 2013 à 17h50min
par Alix —
Giampaolo a écrit dans ses commentaires sur GIOTTO :
On pourrait ainsi suggérer l’hypothèse que la fresque « latine » (que j’appelle ainsi, par analogie avec les fresques paléo-chrétiennes ou de Pompei) serait revenue en auge dans la vallée du Tibre …
L’expression « serait revenue en auge » m’a intrigué. En fait, « tornare in auge » en italien = revenir à la mode.
Un joli italianisme.
Et pourquoi pas.