«Dolce vita, 1959-1979». A la fois «belle époque» du Bel paese et période particulièrement trouble s’il en est. C’est le titre d’un roman écrit – en français – par une Italienne maniant la langue française avec emphase et (surtout) grande élégance. Succès éditorial plutôt inattendu, le roman de Simonetta Greggio figure en effet parmi les meilleures ventes hexagonales de romans depuis plusieurs mois.
Il est vrai que son titre et une partie de son sujet touchent à une époque mythique pour les Français : l’Italie des années 1960 et 1970, celle du «boom économique», de la Vespa, de ces Italiennes en robe claire, langoureuses sous le soleil devant une rangée de cabines de plage, des grands films de Fellini, Antonioni et Visconti, de ce rêve méridional et ensoleillé que nombre de vacanciers aisés (ou non) ont été découvrir de l’autre côté des Alpes quand les voyages ont commencé à se démocratiser : Capri, Rome, Venise, Padoue, Florence, l’île d’Elbe, San Remo… Tant de lieux découverts quand les bénéficiaires des congés payés ont osé prendre l’avion, passer en voiture le tunnel du Perthus ou, un peu plus tard, celui du Mont-Blanc à peine ouvert.
La curiosité des Français est d’autant plus vive pour ce livre qu’il évoque une Italie finalement assez peu connue de ce côté-ci des Alpes – en dehors de quelques grands événements –, tels l’enlèvement d’Aldo Moro, la mystérieuse explosion d’une bombe dans une agence bancaire milanaise en fin d’après-midi d’un vendredi de décembre 1969, la chute d’un militant anarchiste du quatrième étage du commissariat central de Milan trois jours plus tard, le déraillement d’un train dû à un groupe terroriste inconnu, la mort restée inexpliquée du grand poète, communiste et homosexuel, Pier Paolo Pasolini, un film de Francesco Rosi sur la spéculation immobilière à Naples, etc. Mais aussi, des événements quasi inconnus en France, comme faits divers sordides à caractère sexuel dont l’appréhension par les juges et la société en général en disent long sur la révolution des mœurs en cours, face à une Eglise encore omniprésente mais déjà un peu dépassée, révolution que va illustrer Pier Paolo Pasolini dans son Comizi d’amore (en français, «Enquête sur la sexualité»), sillonnant la péninsule en 1963 en questionnant les gens sur les questions sexuelles, les rapports hommes-femmes, etc.. Ou encore les scandales mettant en cause la Démocratie-chrétienne, la mafia et le Vatican, tout cela sur fond d’affairisme des hommes de la loge P2 : Banco Ambrosiano, «suicide de Roberto Calvi», rôles de Monseigneur Marcinkus, de Licio Gelli, de Michele Sindona. Une loge dont le membre portant numéro 1816 avait pour nom… Silvio Berlusconi !
A travers les dialogues entre deux personnages, l’un prince richissime descendant d’une grande famille de l’aristocratie méridionale en fin de vie, l’autre, son confesseur, homosexuel refoulé et fils du régisseur de la famille du premier qui se prépare à lui donner l’extrême-onction, Simonetta Greggio dresse un portrait sensible et souvent désabusé de cette Italie en pleine mutation, de sa joie de vivre et de ses fameux «mystères», de ses espoirs d’une vie en train de devenir meilleure et des malversations, scandales, et autres pratiques de corruption si répandues qui, si les enquêtes «Mani Pulite» leur ont sans doute mis temporairement un frein, ne semblent en rien avoir disparu aujourd’hui.
Au fil de la conversation du Prince Malo et de don Saverio, on découvre ou retrouve les soubresauts de cet âge d’or italien qui, grâce aux innombrables films tournés à Cinecittà ou ailleurs, ont fait rêver le monde entier. Mais aussi le côté sombre de ces années de violence politique et/ou crapuleuse, synonymes de Brigades Rouges, « banda della Magliana », néo-fascistes manipulés, services secrets et autres parrains de la mafia, bientôt repentis ou pas.
Simonetta Greggio a assurément réussi à faire le portrait de cette Italie mythique dont celle d’aujourd’hui ne semble plus être que son (très) pâle reflet. [[Un exemple de ce style haut-en-couleurs de Simonetta Greggio : en 2010, quelque part sur l’île d’Ischia, au large de Naples, en plein été, alors qu’il observe les baigneurs déambuler sur la plage, et notamment une jeune femme largement dévêtue, le prêtre Saverio s’emporte, ses propos faisant suite à ses derniers échanges avec le prince Malo : «Shootant les cailloux blancs du chemin, sandales poussiéreuses, yeux baissés, sourcils froncés, il mâche un mantra, une prière ou une malédiction. Hélas ! serve Italie nid de douleur, nef sans nocher dans la tempête, non reine des provinces mais bordel !, puis ô Seigneur, et toutes ces baldracche mamelles au vent, ciccioline et cicciolone cul nu devant la haie de porconi et de ruffians debout pour la ola à la gloire du grand timonier, grand puttaniere, oui, et les ministresses cochonnes, et les ministres barbeaux, votez le parti più pelo per tutti, plus de poils pour tout le monde, mais que sommes-nous devenus et quand ça s’est joué, à quel moment le pays s’est mué en antichambre d’enfer dantesque»…]] Une Italie dont Pier Paolo Pasolini écrivait, rentrant de son périple à travers la péninsule pour Comizi d’amore (1963) : «L’Italie pourrit dans un bien-être qui est égoïsme, stupidité, inculture, commérage, moralisme, intimidation, conformisme. Ce film a été une expérience que je ne souhaite à personne, tant les effets traumatisants de déception et de perte d’estime pour ses propres concitoyens sont atroces.» Un jugement – certes sévère – mais qui n’a pas vraiment pris de rides…
Un jugement auquel Simonetta Greggio nous contraint à acquiescer. Une époque où les tenants de la «stratégie de la tension» sont pour la plupart en liberté, «sans avoir parlé. Manipulés sans le savoir ou en connaissance de cause, aucun d’entre eux n’a rien dit. De toute façon, il n’y avait pas grand monde pour écouter»…
Olivier Doubre
Dolce Vita 1959-1979, Simonetta Greggio, Stock 2010, 416 p., 21, 50€