Souvenirs du Friul. Sequals.

Serge Bassenko se trouve à Sequals, petit village du Friul en Italie du nord, dont sont originaires les parents de son amie Eléonore Mongiat, Nora, née en France. Ils ont écrit ce petit récit à quatre mains, chacun parlant pour soi-même. Serge commence à raconter.
Sequals est un village célèbre dans le monde entier. C’est de là que viennent et ont émigré de nombreux mosaïstes. 

Sequals est un petit village de la région Frioul-Vénétie julienne au Nord de l’Italie. C’est le pays de Nora. Moi je suis russe. C’est de là que viennent de nombreux mosaïstes ayant étudié cet art, ainsi que l’a fait le père de Nora, à l’école de mosaïque de Spilumberc, à la scuele di mosaic, école qui devait primitivement se trouver à Sequals.

Le village de Sequals se présente simplement. Des maisons pas très hautes vivant ensemble, deux églises, une grande place, un monument dont le bas sert de banc de pierre où se rencontrent les jeunes habitants. Un café, autre lieu de rencontre, toujours sur la place.

Photo d'Eléonore Mongiat

Les parents de Nora habitent, à Sequals, une sorte de hameau fortifié. Les maisons sont disposées en rectangle autour d’une cour, dont l’un des côtés était, il y a quelque temps, clos par un mur, presque disparu aujourd’hui.

Nous nous attablons pour le petit déjeuner. Nora est en veine de souvenirs :

– Papa a été un digne fils du Friul. Il a fui la misère comme presque tous ceux de ma famille. Lui, il est parti à treize ans travailler en France, et je ne l’ai jamais entendu se plaindre. Son père avant lui était parti en Belgique travailler dans les mines de charbon. Les quatre frères de ma mère sont partis au Canada, en Australie, en Uruguay et en France. Les femmes en général partaient moins loin : à Milan, à la limite en France. A ce propos, l’histoire du père de ma mère vaut qu’on la raconte.

A neuf ans, mon grand-père est parti, tout seul, en Autriche et il en est revenu à peine quelques années après, ayant fondé son entreprise de transport de bois. Plus tard il est parti en Amérique, et jusqu’à sa mort a envoyé de l’argent à sa femme restée au pays. Le Furlan n’a pas froid aux yeux et ne se décourage pas.

Mais revenons à papa. Il a appris l’art de la mosaïque à l’école de Spilimbergo, Spilumberc en furlan. La tradition de la mosaïque byzantine s’est perpétrée à Sequals, qui en a été le grand centre connu depuis des siècles dans le monde entier, et beaucoup de Furlans ont essaimé dans le monde pour produire leurs oeuvres : depuis l’origine les mosaïques de Venise et leur restauration, l’Opéra de Paris, New York, Montevideo, Montréal, Brisbane, etc. Ils sont soigneux, patients et modestes.

Le café embaume et le lait de la vache est mousseux. J’écoute mon amie qui raconte avec un petit oeil en coin :

– Tu sais, le pays s’enorgueillit d’un champion du monde de boxe, Primo Carnera, un cousin, éloigné, de papa. C’est au point que la légende court à Venise que tous les hommes de Sequals sont anormalement grands et forts! Papa a tout de même dû en garder quelque chose, car il me racontait que, dans sa jeunesse, un grand char chargé à ras-bord de foin, avait cassé sa roue et que, à quatre, ils n’arrivaient pas à le soulever pour réparer la roue; perdant patience, papa a dégagé la place et se glissant sous le char, tout seul, l’a soulevé avec son dos et a permis ainsi la réparation!

Photo de Serge Bassenko

Nora prend le temps de boire une gorgée de son café au lait sucré, puis esquisse un sourire  :

– Cela me remet en mémoire une tendre anecdote. Papa aimait beaucoup jouer au football, et il jouait si bien que le sélectionneur de l’Inter de Milan l’avait demandé pour jouer dans son équipe. Mais maman, qui était alors sa fiancée, lui a tenu ce discours : « Ou tu joues au foot ou tu m’épouses, tu choisis; je ne veux pas d’un mari qui ne sera jamais là. » Et papa a choisi maman, grâce à quoi je peux aujourd’hui raconter cette histoire. La gloire ne suffit pas à combler la vie d’un Furlan, mais une femme et des enfants, c’est autre chose.

– Prends un peu de ce beurre, ça ne t’empêchera pas d’écouter, me sourit Nora.

Je m’exécute volontiers :

– Oh! quel goût exquis!… Je n’ai jamais rien goûté de pareil.

– N’est-ce pas? On dirait qu’il a gardé le souvenir de toutes les fleurs de la montagne, avec son petit goût piquant et vif.

Photo de Serge Bassenko

J’approuve :

– Et il est ferme et souple quand on le coupe et qu’on le mange.

– C’est le beurre des vaches de Sequals, précise Nora, celles qui paissent dans la montagne, ou qui mangent le foin de la montagne.

Nora rêve un instant, puis :

– Tu sais, quand j’étais petite, ma tante avait ses douze vaches à l’étable, et sa maison est tout près de la laiterie coopérative. Tous les soirs, pour la soulager un peu, je portais le lait à la laiterie avec un joug. C’est un beau morceau de bois aux bords tout arrondis, aux bouts desquels pendent deux seaux pleins de lait, et dont la courbure s’adapte parfaitement derrière le cou. Les seaux sont lourds, mais on ne les sent pas vraiment, parce que c’est tout le dos qui porte. J’aimais bien porter avec le joug. Le laitier prenait les seaux, versait le lait mousseux dans un très grand seau, et pesait le lait sur sa balance romaine; puis il inscrivait le poids sur le petit carnet que je lui tendais. Et c’est lui qui fabriquait le beurre, et les formes de fromage, le fameux Montasio, si goûteux.

Elle reprend :

– Juste en face, il y a la fontanuta, une source qui sortait un petit filet d’eau froide et claire qui gouttait dans une petite vasque de pierre, en rêvant, avant de s’en aller courir dans le village, le long du chemin… Tous les jours, maman voulait que je vienne prendre de son eau, elle trouvait que l’eau du robinet, qui avait été installée depuis seulement quelques années, n’avait pas bon goût, tandis que celle de la fontanuta, elle, elle était bonne. Ah, j’en ai fait des courses, pour la fontanuta!

Le petit déjeuner s’étire. Nora ne se lasse pas… ni moi non plus! C’est beau, un pays qui est son chez soi. Elle se souvient :

– Un petit pré irrégulier, des arbres autour et des champs, des copains s’amusant au foot. Nous sommes dimanche après-midi. Tout le monde se connaît. Les copains sont venus en famille encourager les autres, ils s’enthousiasment et semoncent les malheureux joueurs qui ripostent et s’échauffent. Le soleil commence à décliner, le pré se vide, les copains s’en vont en riant.

Photo de Serge Bassenko

Les montagnes montent dans le ciel au fur et à mesure que l’on s’approche d’elles. J’aime bien grimper sur la colline bossue où s’adosse la prétentieuse église du village, là où divaguent les deux ou trois vaches du curé. C’est le premier frisson des terres qui annonce les chaînes de montagnes enneigées qui dressent leurs pics tout au fond. Du haut de la colline du curé, les cheveux agités par le vent, dans le silence peuplé seulement des ondées de vent et de quelques tintements de clochette, on est happé par la platitude parfaite de la plaine qui court à perte de vue, là-bas, jusqu’à la mer, jusqu’à Venise. Et si on se retourne, les boursouflures des montagnes s’accumulent et s’enchevêtrent jusqu’aux cimes immaculées. L’endroit est propice au rêve et à la mélancolie, coupé de la confusion et des tourments du village. D’exubérants tapis de fleurs et d’herbes inconnues rappellent un monde irréel et vierge.

Photo de Serge Bassenko

Tu as vu, la maison de mon père est une sorte de hameau fortifié entourant une cour et qui termine une petite rue du village. Derrière chez nous, le ruisseau de la Fontanuta s’égoutte doucement entre les herbes et les hautes fleurs jaunes dont je ne sais pas le nom. Il sépare notre pré de la colline boisée où l’on va couper du bois pour l’hiver. Il y a aussi un chemin oublié qui grimpe à flanc de colline et s’aventure jusque sur l’autre versant. Il se perd dans les herbes fraîches et les cyclamens sauvages au parfum suave qui poussent à l’ombre de l’après-midi. Au sommet, parmi les arbres touffus, le vieux donjon éboulé d’un ancien château dont plus personne ne sait rien continue de surveiller un monde effacé.

Le café au lait est bu, les tartines sont mangées. Nora raconte encore :

– J’aime beaucoup la petite église de San Nicolò. Elle est tout le contraire de la prétentieuse église paroissiale, là-haut, qui domine la plaine, et regorge d’ors, de peintures et de hauts plafonds. L’église de San Nicolò a donné son nom au borc, la première enceinte du village de Sequals, et s’est nichée dans un coin de la petite place semée des cailloux de la Miduna. L’on y a placé une fontaine qui gicle par la bouche de quatre têtes sculptées, que surmonte une grenouille de pierre. La placette est enserrée par d’anciennes fermes et des jardins, et quelques enfants y viennent jouer, comme à la maison.

Une sorte de promenoir tient lieu de façade; on s’y assoit à l’ombre, sur son muret surmonté de colonnettes. On y fait la causette, on se raconte les dernières nouvelles et les blagues qu’on a entendues, on échafaude des projets pour l’après-midi. Elle est si petite, cette église, il y tient si peu de monde, seulement les gens du borc. Elle sent l’encens; et dans la pénombre, viennent des prières et des pensées émues. Les bancs de bois sombre sont patinés par le temps.

Au-delà du clocher, la mont da Top s’éloigne et s’embrume lorsqu’il fait beau, s’approche et se découpe lorsqu’il a plu, étend sa masse protectrice par-dessus le village. Les nuages viennent de derrière la montagne, au cours de la journée, et se sont évaporés avant le matin. Fera-t-il beau aujourd’hui?

Nora se secoue vivement et me sourit :

– Allons faire une petite promenade au bord de la Miduna, près de Cuel, il y en a pour une demi-heure.

A la sortie est du village, on débouche sur l’immense lit caillouteux de la Miduna, enjambé par un pont.

Photo de Serge Bassenko

– Tu te rappelles, commence Nora, le petit torrent de Frassaneit?

– Celui qui avait des eaux d’un si beau bleu-vert et si transparentes?

– Oui, tu vois ce qu’il est devenu?

Plusieurs centaines de mètres de gravats, formant des tas, des coulées, des îles; il y pousse même des arbrisseaux çà et là.

Je contemple ce spectacle grandiose :

– Autrefois il devait charrier toutes les pierres de la montagne, et pendant des siècles dévaler tumultueusement dans la plaine.

– Oui, et aujourd’hui on peut le traverser à pied si on veut, seul un petit courant d’eau coule encore, le reste de l’eau est captée par un simple canal.

Nora reprend :

– Les cailloux sont blancs, parce que le torrent a mangé les montagnes calcaires; ce sont ces cailloux et ces pierres qu’on a pris pour construire les maisons et les routes. Quand j’étais petite, chaque voiture était suivie d’un nuage de poussière qui montait jusqu’au grenier, sans mentir. Et quand on s’amusait à piler en vélo, on dérapait sur un bon mètre, ce qui fait que l’art de la bicyclette à Sequals comportait principalement l’art de s’arrêter sans se fiche par terre, ainsi que l’art de rouler sur des caillasses même en lâchant le guidon.

Nous descendons dans le lit du torrent par le talus d’herbes folles. De près apparaissent des petites pierres de toutes les couleurs : miel, dorées, châtaigne, bleues, vertes, azur, rouille, noires…

Photo de Serge Bassenko

– Ce sont ces pierres que les enfants récoltaient pour faire les mosaïques… rêve Nora.

©Serge Bassenko et Eléonore Mongiat

LIENS:

Souvenirs du Friul : http://www.lupusae.com/fr/f_friul.htm
Souvenirs du Friul (versione in italiano) : http://www.lupusae.com/it/i_friul.htm
Cdrom du Friul : http://www.lupusae.com/cdrom/friul/basec/findex.htm

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Eléonore Mongiat
Mes parents sont originaires du Friul italien, mais je suis née en France. J'ai eu la chance de partager la vie et l'aventure photographique et littéraire d'un grand auteur, Serge Bassenko, de connaître avec lui Venise, sa lagune et la Campagne française de l'intérieur. Pour mener à bien son œuvre monumentale (90 000 photos et 25 livres), je suis devenue selon les besoins organisatrice, gestionnaire, secrétaire, documentaliste, traductrice, géologue, correctrice, écrivain, linguiste, cartographe. J'ai appris à diriger un bateau, à régler l'allumage d'une voiture, à restaurer des appareils photos, à développer des pellicules argentiques, à scanner et retoucher des images, à réaliser les programmes informatiques de 5 CD-ROM et un site Internet en 7 langues... Que dire ? Si : maintenant, en plus de mon activité professionnelle de traductrice (d'italien et d'anglais en français), de correctrice et rédactrice, je prépare un livre de souvenirs pour relater cette incroyable aventure. On critique les jeunes qui ne savent pas quelle profession future envisager. Mais moi non plus je ne sais pas ce que je pourrais faire plus tard... !

6 Commentaires

  1. Bonjour Nora.
    J’ai découvert « par hasard » votre beau texte sur Sequals écrit à 4 mains…; je cherchais des infos sur la Miduna qui coule au pied de votre village et un lien vers votre texte est apparu…: « Sequals »… Mes parents sont nés dans les années 20 de l’autre côté de la Miduna, à Arba… Alors, bien sûr, j’ai ouvert votre texte que j’ai lu d’une traite et avec émotion… J’y ai retrouvées intactes les sensations que j’avais vécues dans mon enfance lorsque j’allais au Friûl aves ma Nona Lussia…
    J’ai aussitôt imprimé votre texte pour le lire à ma maman, Giovanna, qui vit avec nous. Elle va avoir 96 ans, elle est née à Arba et y a vécu jusqu’à son mariage avec Angelo, mon papa, qui était maçon en France. Il lui a offert comme voyage de noces (en janvier 51) le passage des Alpes sous la neige dans une camionnette bâchée avec d’autres furlans di Arba… Ils ont rejoint la Normandie où je suis né deux ans plus tard…
    Ma maman aussi a été touchée par votre texte… Elle y a retrouvé « son » Friûl et Sequals ou elle allait tous les ans avec son père et ses frères couper du bois dans la colline…
    Mon papa, qui est décédé il y a 12 ans, a, quand il a prit sa retraite, beaucoup écrit sur Arba, sur la vie dans son enfance,sur l’émigration… Il écrivait en « furlan da Darba » des poèmes, des petits textes qu’il illustrait de quelques dessins et signait du nom de: « Angjilin da la Grisa » en homage à sa maman , ma nona, qu’il a tant aimée.
    Nous, ses enfants et petit-enfants, avons avec lui réunit tous ses poèmes, textes et dessins pour en faire un livre (« Un pugn di crupissignas ») que nous avons pu faire imprimer en 2011 avec une traduction en italien et en français. Si vous le souhaitez, je serais heureux de vous envoyer un aperçu du livre pour vous le faire connaitre.
    Et vous-même, avez vous écrit d’autres textes sur le Friûl ou l’émigration de vos parents en France?…

    En attendant je vous remercie de cette promenade poétique à Sequals où je ne manquerai pas de passer la prochaine fois que je pourrai aller à Arba… J’irai m’assoir près de la « fontanuta » ou de la petite église san Nicolo et là je relirai votre texte..
    Encore merci; Mandi. jean claude Faelli

  2. Bravo Nora! pour ce petit exposé sur Sequals, j’aurais voulu en faire un sur Lestans mais je n’ai que très peu à raconter étant donné que mon père ne communiquait que rarement sur son village d’origine; en tout cas, je me suis reconnu pour la scène du portage de lait à la coopérative de Lestans ou j’accompagnais ma grand-mère . bien à toi

  3. Souvenir d’une belle époque, l’enfance.
    Qui êtes-vous Nora ? J’ai fait les mêmes parcours, la « latteria », le chemin qui gravit la colline et qui mène à Solimbergo ou sur  » il Crêt « 

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