Bande dessinée italienne: la naissance du “fumetto”.

Le fumetto est le nom donné à la bande dessinée italienne. Étymologiquement, fumetti (au pluriel) signifie petites fumées, en référence à l’aspect des bulles servant à faire parler les personnages.

Le fumetto s’inspire des comics américains nés avec le personnage de Yellow Kid publié dans le journal dominical Sunday World en 1896. Ces séquences sont nommées comics ou funnies car elles sont essentiellement humoristiques. Avec la crise économique de 1929, les scénarios se diversifient et abordent le policier, le western et la science-fiction. Les super héros renouvellent particulièrement le genre. En janvier 1929, Hal Foster dessine l’indomptable Tarzan. Le policier incorruptible Dick Tracy naît à Chicago en 1931. Alex Raymond crée Agent secret X-9, Jim la Jungle et Flash Gordon. Ces personnages dépassent vite les frontières américaines et débarquent en Europe. Ces bandes dessinées se vendent d’abord en Angleterre puis sur le continent. Chaque pays sera à l’origine d’une production particulière.

En Italie, la dictature mussolinienne, par ses exigences protectionnistes, accélérera la création d’une école italienne. Effectivement, en raison de l’interdiction des bandes dessinées étrangères, les éditeurs vont être obligés de produire Italien. Quatre principales maisons d’édition sont à l’origine du fumetto : Lotario Vecchi (S.A.E.V.), Giuseppe Nerbini, Arnoldo Mondadori et les frères Del Duca.

Lotario Vecchi

Lotario Vecchi, issu d’une famille de tradition antifasciste, est né en 1888 à Parme dans un milieu modeste. Il quitte l’école à 14 ans et devient vendeur ambulant de fascicules romanesques pour l’éditeur hollandais Heiermann.. Il décide de se mettre à son compte et s’installe en Espagne, où existe un marché favorable aux romans populaires. Il obtient un franc succès avec une collection basée sur des auteurs populaires italiens. L’Europe ne lui suffit pas et il envoie son frère en 1914 au Brésil pour implanter une succursale. Les publications européennes sont bien accueillies et même diffusées dans toute l’Amérique latine. Fortune faite, Vecchi revient en Italie en 1923, il s’intéresse au marché de la presse enfantine. Il lance Jumbo en décembre 1932; c’est un des premiers journaux italiens à insérer des bulles. Jumbo est un hebdomadaire de huit à dix pages avec de la couleur. Il coûte vingt centimes de lires (deux centimes d’euros). Le titre est accueilli avec enthousiasme par les jeunes garçons. C’est un immense succès: lancé à 50 000 exemplaires, face à l’afflux des demandes il est réimprimé et se vend à 350 000 exemplaires dès la première semaine. Humour et aventures sont la base des histoires, le comic phare est Rob The Rover de W. Booth devenu Lucio l’avanguardista, retouché par Enver Bongrani qui lui donne une apparence d’italianité; Lucio passe par les chemises noires avant de s’envoler vers des aventures africaines. Dès les origines, les illustrés intègrent les codes fascistes dans leur mise en page. A la suite, Vecchi lance Rin-tin-tin, puis Primarosa pour les filles, Tigre Tino pour les plus jeunes, ou encore Bombolo et Ciné-Comico. En 1934, il rencontre un grand succès avec l’Audace.

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«Lucio L’avanguardista» fait le succès de Jumbo (page 3 de l’édition du 17 décembre 1932) – Droits réservés

Giuseppe et Mario Nerbini

La Casa Nerbini a été créée en 1897 par Giuseppe Nerbini. Ses premières publications sont d’obédience socialiste. Il édite des textes d’hommes politiques soit historiques, soit contemporains mais en restant attentif à l’accessibilité des titres qui sont conçus pour aider l’ouvrier à consolider sa culture. Outre l’édition, La Nerbini vendait d’autres produits comme des cartes postales, des coupons de tissus, des portraits des dirigeants socialistes et républicains. Après la guerre de Lybie, en 1911, la ligne éditoriale évolue, le socialisme laisse place au nationalisme. L’évolution de cette maison d’édition est emblématique de l’ambiance politique et elle est aussi liée à la prise de fonction de Mario Nerbini, son fils, un fasciste convaincu. C’est toutefois avec les illustrés pour les jeunes que se confirme la prospérité de Nerbini. Sa vraie réussite est L’Avventuroso. Le titre est lancé en 1934 : huit pages qui révolutionnent les illustrés pour enfants ! Avec sa série Flash Gordon, dont il a l’exclusivité et avec d’autres super-héros comme Phantom X9, le titre atteint d’énormes tirages avec plus de 500 000 exemplaires vendus. Le journal fait une large place aux super-héros et abandonne le burlesque. On s’éloigne de l’univers humoristique dédié à l’enfance développé par les journaux anglais.

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“L’Avventuroso” (22 juillet 1935) – Droits réservés

Arnoldo Mondadori

Un autre éditeur, d’une tout autre envergure, s’intéresse vivement au fumetto. Arnoldo Mondadori commence par le métier d’imprimeur en 1912 et il conserve cette activité tout au long de sa carrière. En 1918, il se lance sur le secteur de la presse et crée le journal pour enfants Girotondo puis il fonde sa maison d’édition en 1919. Il édite d’abord des livres pour la jeunesse: la réforme de l’école avec l’obligation de la scolarité engendrent des besoins importants en manuels, ouvrages pédagogiques et livres illustrés. Il lance sa première série de littérature pour adultes en 1920 avec Le Grazie. Entre 1920 et 1930, il jette les bases techniques, financières et politiques de l’éditeur de l’ère industrielle. Son succès naît d’une union entre l’édition traditionnelle issue du genre littéraire et de l’édition populaire issue du roman feuilleton. Il a l’intuition qu’il faut inventer un outil neuf adapté aux goûts des nouveaux lecteurs nés avec l’alphabétisation. Il se considère d’abord comme un industriel avant d’être un homme de culture, une conception très provocatrice dans un pays où la culture avait toujours été essentiellement réservée aux intellectuels et donc conçue pour une élite avertie. Sa maison d’édition s’intéresse à tous les genres littéraires ainsi que documentaires et il organise sa production éditoriale à partir de collections très variées, recherchant la qualité à tous les niveaux.

Ainsi, en 1929, il lance une série emblématique I libri gialli. Cette réussite est telle que le terme giallo (jaune) est devenu en Italie synonyme de roman policier.

Sa branche jeunesse s’intéresse donc aux nouvelles productions et sa maison suit avec attention l’évolution des fumetti. Il entre en contact avec la société Disney. Lors d’un voyage en Italie, ses représentants rencontrent Mondadori et lui proposent l’exclusivité pour Mickey ; ils préfèrent que leur production soit gérée par un éditeur bien implanté. En France, ils ont choisi Hachette. Mondadori crée une société pour gérer Topolino, elle se nomme les Edizioni Walt Disney-Mondadori, elle est gérée par le scénariste Cesare Zavattini et le dessinateur Federico Pedrocchi. Cette équipe impulse la naissance d’une école Disney italienne. La parution de Topolino marque l’entrée de la bande dessinée américaine en Italie et Mickey n’a jamais retrouvé son nom original; les didascalies disparaissent complètement, les images s’imposent et le texte s’insère dans les bulles. Disney leur donne l’autorisation unique de créer des histoires originales et italianisées. C’est le seul pays qui a créé des personnages avec noms particuliers.

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“Topolino”, 5 janvier 1936 © Walt Disney et Mondadori

La casa editrice La Moderna et Universo, Alceo, Domenico et Cino Del Duca.

Comme toujours dans l’édition populaire, toute nouveauté qui rencontre un succès public génère des succédanés. Ces éditeurs surveillent les innovations des concurrents et rapidement imitent et recyclent. Le fumetto intéresse de nouvelles maisons d’éditions.

Les frères Del Duca, Alceo, Domenico et Cino débutent chez Lotario Vecchi en tant que représentants de commerce. Assez rapidement, ils créent leur propre structure. En 1928, les trois frères fondent leur société. Ils impriment et distribuent des romans d’amour en fascicules. La vente de romans populaires est une affaire lucrative car les Italiens ont soif de lecture. Comme en France dans le dernier quart du XIXe siècle, les Italiens découvrent et plébiscitent les romans publiés en feuilletons dans la presse. Les éditeurs puisent dans Balzac, Ponson du Terrail, Dumas, Tolstoi, Twain et bien d’autres pour alimenter des collections à bas prix, de format réduit, imprimées sur un papier médiocre. L’accès d’une population élargie à la culture écrite a été tardif en Italie, le taux d’alphabétisation reste faible comparé autres pays européens.

En 1911, 38 % de la population ne savaient pas lire et écrire, avec de fortes disparités régionales puisque ce taux atteignait 58 % en Sicile et 10 % en Lombardie. La culture de grande consommation s’avère être un secteur dynamique. Les frères Del Duca s’adresse à un public très populaire, ils livrent aux mères des romans sentimentaux et ils comprennent vite qu’ils pourraient aussi vendre aux enfants des illustrés. En mai 1933, les frères Del Duca lancent leur premier magazine Il Monello, qui vivra 63 ans. Le titre qui assoit la réputation des frères Del Duca est L’Intrepido, hebdomadaire d’aventures, titre phare du fumetto italien. Créé en 1935, il paraîtra jusqu’en 1997. Rapidement, les trois frères se séparent, Cino Del Duca a émigré en France en 1932 et il y lance les premiers comics avec Hurrah ! puis L’Aventureux. Domenico et Alceo fondent leur propre maison d’édition sous le nom d’Universo. L’Intrepido est avant tout l’œuvre de Domenico Del Duca. Le mélodrame, avec larmes, trahisons et souffrances, remplit les aventures de L’Intrepido. Les titres des récits expriment la ligne éditoriale : Giovinetto eroico, Olga l’orfana eroica, Povera mamma et Principessa mendicante. Ces histoires s’inspirent directement des mélodrames populaires que les frères distribuaient auparavant. Ils s’avèrent assez différents des séries d’inspiration américaine avec leur super héros et leurs récits échevelés. Dans L’Intrepido, les récits de western, les histoires de pirates et de marins, se mélangent toujours avec l’amour et les sentiments.

Ce magazine annonce le triomphe du roman-photo, la base de la future réussite des frères Del Duca. Ils créeront après guerre Nous deux en France et Grand Hôtel en Italie, les deux hebdomadaires les plus vendus dans les années 50.

Une page de L'Intrepido

Vecchi, Nerbini, Mondadori et Del Duca sont les précurseurs des illustrés de bandes dessinées en Italie. Ils participent à la création du fumetto. Des scénaristes et dessinateurs comme Luigi Bonelli, Federico Pedrocchi, Carlo Cossio, Corrado (Kurt) Caesar, Giuseppe Cappadonia, Walter Molino, etc. passent dans leurs officines. Très rapidement, tous les éditeurs font appels à des auteurs issus de la péninsule. Cette première période de la bande dessinée italienne donne naissance à une école de dessinateurs originale qui saura au fil des années se renouveler.

Vous souhaitez connaître la suite et particulièrement comment l’édition a été contrôlée par le régime fasciste, alors, vous pouvez retrouver l’intégralité de l’article original sur ce site :

Isabelle Antonutti, «Fumetto et fascisme : la naissance de la bande dessinée italienne», Comicalités.

Isabelle Antonutti

N.D.R. Nous vous signalons:

Walter Molino : maitre oublié de la bande dessinée italienne
Walter Molino est né en 1915 à Reggio Emilia. Il débute dans la bande dessinée et ensuite il illustre de nombreux magazine. Son habileté à mettre en image des sujets très variés, de même que l’élégance de son trait, lui donne une véritable notoriété en Italie.On peut regretter qu’aucune de ses oeuvres ne soient actuellement publiées en France. Cet article vous fera donc découvrir un graphiste méconnu.

http://bdzoom.com/61918/patrimoine/walter-molino-un-maitre-oublie-de-la-bande-dessinee-italienne/#comment-6063

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Isabelle Antonutti
Isabelle Antonutti est conservateur à la Bibliothèque du Centre Pompidou. Elle est enseignante à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense dans les filières métiers du livre. Docteur en histoire, elle est membre duCentre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines, Laboratoire de l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Elle a publié en janvier 2013 aux Presses universitaires de Rennes, un ouvrage intitulé Cino del Duca, de « Tarzan » à « Nous deux », itinéraire d’un patron de presse.

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