La découverte du monde, de Luciana Castellina

Dans son livre la «Scoperta del mondo» (finaliste du Prix Strega 2011), Luciana Castellina, écrivain, ancienne parlementaire, cofondatrice et plume historique du «Manifesto», dialogue avec la jeune fille qu’elle a été, à une époque où tout était encore à découvrir. Une éducation sentimentale et politique, une invitation à la rébellion, loin de tout prosélytisme et de tout héroïsme. Publié chez Nottempo en Italie, le livre est récemment paru aux éditions Actes Sud en langue française.

C’est à partir de son journal intime, tenu entre ses 14 et 18 ans, de 1943 à 1948, que Luciana Castellina a écrit ce livre, véritable dialogue entre la femme qu’elle est devenue et l’adolescente qu’elle a été.

1943-1948 : une période fondamentale pour l’histoire italienne, mais pas seulement, puisque le visage du monde a changé. Pourtant, rien d’héroïque dans ce parcours extraordinairement riche, qui commence par une partie de tennis interrompue : Luciana Castellina joue, le 25 juillet 1943, à Riccione, lieu de villégiature, avec une amie, Annamaria, fille aînée de Mussolini, que la police vient chercher. Mussolini vient d’être arrêté.

1308056576517La-scoperta-del-mondo.jpgCes années verront la jeune fille, issue d’une famille vivant entre Rome et Trieste, s’ouvrir au monde, et découvrir celui de l’art – avec le choc que lui procure le cubisme –, de la poésie – avec la découverte de Rilke -, mais surtout celui de la politique. Tout de suite après la guerre, avec des groupes d’étudiants, elle voyage : Paris, Prague et la Yougoslavie de Tito, où elle participe à un chantier de construction d’une ligne ferroviaire, avec des jeunes venus des quatre coins du monde. Ce sera ensuite, à partir de 1947, l’adhésion au Parti communiste, d’où elle sera radiée après vingt-quatre ans de fidélité, avant d’y être réintégrée de 1985 à 1991.

Le plus frappant, dans ce texte, est le dialogue sans concession, parfois teinté d’ironie, entre la femme d’aujourd’hui et l’adolescente en pleine mutation, dont le nombrilisme agace parfois “Luciana 2”. Ainsi, l’explosion de la bombe d’Hiroshima ne la touche que de manière très abstraite, et ses jugements sur les hommes politiques sont tranchants. Mais peu à peu, le réel s’impose, bousculant les préjugés : ainsi, un voyage en Calabre lui fait découvrir une Italie inconnue, les rencontres et les voyages lui ouvrent des horizons nouveaux, loin de l’étroitesse de la petite bourgeoisie italienne : «Les rencontres de ces années sont restées un souvenir indélébile : après la longue ghettoïsation due au fascisme et à la guerre, elles représentaient la découverte du monde, qui a littéralement explosé entre nos mains, bariolé, hyperpluriel, inattendu.»

L’engagement au sein du Parti communiste est aussi l’occasion, pour elle, de connaître l’univers des borgate, ces banlieues de Rome rendues célèbres par Pasolini, où tout était à construire en compagnie de (et non en tendant la main à, précise-t-elle) ceux qui étaient les damnés de la société : chômeurs, prostituées…

castellina-luciana_dr_20287x300.jpg

Rien de passéiste dans ces pages écrites par une femme dont l’action ne s’est jamais démentie, et qui nous fait sentir l’enthousiasme et la fièvre de cette époque. Et si elle est parfois critique envers le Parti communiste italien, le décrivant comme incroyablement pudibond et conservateur envers les femmes, elle ne renie rien, et nous fait comprendre ce qu’il a représenté, loin des caricatures que certains en font aujourd’hui : «Il m’a appris à être moins stupide», dit-elle. Et aussi : «Le choix que j’ai accompli m’a donné des yeux et des oreilles, il m’a fait connaître mon pays. Je crois avoir fait ce qu’il était juste de faire. Je ne me suis jamais repentie ; au contraire, malgré tous ses défauts, j’ai aujourd’hui une nostalgie poignante de ce parti. On dira qu’il s’agit de la nostalgie d’une époque et non d’un parti. Bien sûr, aussi. Mais cette époque, sans ce parti, n’aurait pas été la même.»

Une époque “de fer et de feu”, pour reprendre l’expression de Repubblica, mais aussi une époque de passions, durant laquelle bonheur individuel et bonheur collectif étaient indivisibles. Le livre aurait dû s’intituler “Felicità” ; l’auteur a choisi de rester sobre, mais cette
«découverte du monde», dont l’illustration de couverture montre une adolescente (Luciana Castellina elle-même) en maillot de bain, bondissant sur une plage, nous emporte et nous touche comme une leçon de rébellion permanente.

Luciana Castellina, journaliste et écrivain, a milité au sein de PCI d’où elle a été radiée en 1969, quand, avec d’autres écrivains, elle fonde la revue Il Manifesto. Elle est l’auteur de plusieurs livres, entre autres Cinquant’anni d’Europa. Una lettura antiretorica (2007).

Marguerite Pozzoli

Article précédent“Malacqua” di Nicola Pugliese
Article suivantQuirinale e governo: Per amore di verità.
Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Depuis 1989, elle dirige la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.