De Cavallino à Venise, déambulations dans les méandres hydrologiques, économiques et financiers de La Lagune.

La presqu’île de Cavallino-Treporti fait partie des 55 000 hectares du bassin lagunaire de Venise. Elle est incluse dans la Zone dite de Protection spéciale (ZPS), redéfinie en 2007 pour répondre à la condamnation (2003) de l’Etat Italien par la Cour de Justice Européenne pour classement insuffisant de nouvelles zones de Protection de l’Environnement. Sa configuration, la plus vaste d’Italie, son habitat et surtout la biodiversité de sa faune et de sa flore font de la Lagune de Venise « un site d’une importance extraordinaire, pour la migration de la faune ornithologique des zones humides et par la présence d’espèces animales et végétales rares et menacées, au niveau régional et national« (1).

Les ciels immenses de la lagune ©JFK

Cette affirmation est celle du collège d’experts qui ont produit en 2010 le Plan de Gestion de la Lagune de Venise, sorte d’état des lieux environnemental particulièrement intéressant pour comprendre le fonctionnement de l’écosystème lagunaire. Cette « importance extraordinaire » a d’ailleurs fait l’objet du classement au patrimoine mondial de l’Unesco non seulement de la ville de Venise, mais également de la lagune toute entière (2).

Bien sûr, la Lagune de Venise, c’est aussi une extraordinaire machine économique et touristique qui tourne à plein régime, et la coexistence de ces deux réalités n’est pas sans poser de nombreux problèmes. A Cavallino par exemple, pas moins de 28 campings, dont certains peuvent héberger jusqu’à 2 500 personnes, s’égrènent le long du littoral, ce qui signifie sûrement plusieurs dizaines de milliers de campeurs qui occupent chaque jour, côté mer, la bande de sable du littoral sud.

Heureusement, il y a une autre vie sur la presqu’île, plus secrète et surtout plus traditionnelle. Et il suffit de quelques tours de roue de “bici” pour passer de l’autre côté de la via Fausta, l’artère qui la traverse de part en part, et pour retrouver la magie des paysages caractéristiques de la Vénétie.

Les bords de canaux à Cavallino et la pêche ©JFK

Le long des canaux lagunaires, c’est le silence et la quiétude qui impressionnent le plus, rompus seulement par le vol de canards sauvages, le cri des mouettes ou le ronflement de quelques petits bateaux à moteur. Ici, c’est “la vallicultura” qui prévaut, la pêche dans les marais et les canaux de l’intérieur. Ces « valli da pesca » occupent à elles seules près de 9.000 hectares de la lagune et hébergent des activités d’élevage extensif de poissons qui constituent une des activités économiques locales les plus anciennes(1). Mais les canaux principaux recèlent aussi quelques surprises insolites, et au détour d’un méandre, on peut voir filer sur l’eau une superbe gondole, peut-être à l’entraînement en vue de la “Regata Storica” de début septembre.

Gondolieri à l'entraînement sur le canal Pordelio à Cavallino ©JFK

Entre lagune et mer Adriatique, soit dans l’entre-deux, l’agriculture maraîchère remplit l’espace. “La casa contadina veneta” (la ferme vénitienne) pimpante et gaie avec ses drôles de cheminées en entonnoir, son potager et son coin de vigne encerclé par les maïs, borde les chemins sablonneux qui longent les canaux, et nous montre que la vocation agricole de la presqu’île est toujours bien vivante.
La casa veneta avec son potager et sa vigne ©JFK

A cette saison, potagers et vergers croulent sous les légumes et les fruits, en particulier les pêches et les abricots. Dans l’un de ces édens verts, un vieil homme cueille avec délicatesse de superbes pêches mûres à point. Lorsque je lui demande en italien mon chemin pour m’y retrouver dans ce labyrinthe de routes sablonneuses – via Arditi, via Passerelle, via Sette Casoni… – c’est tout naturellement qu’il me répond en dialecte vénitien, cette musique douce et chantante qui caractérise ceux de la Vénétie…

Tomates, courgettes, salades se côtoient, portées par une agriculture maraichère pas toujours raisonnée et très largement réalisée sous serres. Mais quel bonheur, après avoir quitté les plages bondées du littoral, de se perdre dans ces terres de cocagne arrachées par l’homme aux marécages.

Toutefois la Lagune reste un territoire de plus en plus menacé. La pression exercée par les activités humaines, en particulier touristiques, met en péril l’écosystème et l’existence même des canaux lagunaires. Elle accentue le phénomène de l’Acqua Alta, les fortes marées d’automne qui envahissent la lagune et inondent Venise (1).

Pour y remédier, les hommes se battent depuis des années, et depuis 2003, les autorités ont mis en œuvre le projet MOSE (Modulo Sperimentale Elettronico), qui permettra d’isoler, par un système de vannes, la lagune intérieure de la mer Adriatique durant les hautes marées de l’Acqua Alta. Ces vannes, sortes de digues mobiles, seront installées au moment opportun dans les trois ports d’entrée vers Venise : Malamocco, Lido et Chioggia. Ce projet n’est pas isolé mais fait partie d’un plan d’ensemble : le Plan Général d’Intervention pour la Lagune de Venise, lancé en 1987 par l’intermédiaire du Consorzio Venezia Nuova (CVN) (3).

Valli da pesca ©Wikipédia

Mais c’est là que le bât blesse : d’un coût de départ de 1,6 milliards d’euros, le projet a déjà atteint la coquette somme de 5,5 milliards et il n’est toujours pas opérationnel. Comme l’explique Gianfrancesco Turano dans l’Espresso (4), «l’onde bénéfique touchera seulement le Consorzio Venezia Nuova (CVN), constitué entièrement d’entreprises privées… Le CVN percevra donc l’argent public et l’attribuera pour la plus grande partie directement à ses propres membres». Autrement dit, le triste scénario «à l’italienne» du conflit d’intérêts se vérifie une fois de plus : l’arrosé arroseur !

Tout cela sans appel d’offres ou presque puisque, sur un total de 3,2 milliards de travaux déjà financés, seuls 10 petits millions ont donné lieu à un appel d’offre, malgré les recommandations de la Communauté Européenne, qui avait demandé qu’au moins 45 % des travaux en fassent l’objet. Et là, pas trace de N’Drangheta calabraise ni de mafia sicilienne : les entreprises qui empochent le pactole sont essentiellement dirigées par des hommes du Nord …

Plus encore, ce ne sont pas seulement des flots d’argent mais aussi des flots de ciment qui vont s’abattre sur la Lagune. Des projets touristiques et économiques pharaoniques sont sur le point de voir le jour, qui vont sans aucun doute avoir un impact important sur l’écologie des lieux. Nouveau Palais du Cinéma, mais aussi le plus grand port de plaisance d’Europe, avec 1500 anneaux et 750 places de parking, restaurants, magasins, yacht- club, spa, club de sport, sur une surface de 200.000 mètres carré à terre et 480.000 sur mer(5). Une poule aux œufs d’or obtenue à bon compte, directement sur le littoral du Lido, avec une population qui pourrait passer de 18 000 à 30 000 habitants…

Pendant ce temps, la commune de Venise attend toujours, depuis 2008, les 42 millions d’euros promis par le gouvernement. Ce qui fait dire à Gianfrancesco Turano que « c’est un tour de passe-passe que l’on peut résumer ainsi : L’Etat, qui ne donne pas d’argent à la Commune, le donne aux entreprises privées pour le projet MOSE. Et ces entreprises, avec les profits faits sur le projet MOSE rachètent au plus bas prix les biens communaux (4). »

Une dernière enveloppe de 630 millions vient d’être votée en juillet (6).

Vous avez dit crise économique ?

Léa Maxime

Notes et liens :

(1) Piano di gestione della Laguna di Venezia ZPS IT3250046 http://pianogestionelagunavenezia.net/introduzione.html

(2) Site de l’Unesco et son classement : http://whc.unesco.org/fr/list/394

(3) Mose sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Projet_MOSE

(4) Mose, una voragine a Venezia di Gianfrancesco Turano – Décembre 2010, l’Espresso
http://espresso.repubblica.it/dettaglio/mose-una-voragine-a-venezia/2141156

(5) Sul Lido, colat di Cemento di Gianfrancesco Turano – Janvier 2011, l’Espresso
http://espresso.repubblica.it/dettaglio/sul-lido-colata-di-cemento/2141953

(6) Via libera per la barriera « Mose » Assegnati 630 milioni di euro, 21 juillet 2011, la Repubblica di Venezia
http://www.repubblica.it/economia/2011/07/21/news/via_libera_per_mose_630_milioni_di_euro-19432693/

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