Des « Vucumprà » aux héritiers de Marco Polo : voyage sur les plages de la mondialisation

Les années 80 ont vu apparaître en Italie les premiers « Vucumprà », ces vendeurs à la sauvette venus d’Afrique noire qu’on surnommait ainsi car ils vous apostrophaient gentiment pour vous demander : « Vuoi comprare? », qui se transformaient dans leurs bouches en un « Vucumprà? » beaucoup plus africain. Ils suscitaient alors plus de moqueries que de rejet, dans une Italie qui n’avait connu jusque là que des vagues d’émigration, jetant sur les rivages de l’emploi, en France, en Allemagne, en Suisse ou encore aux Etats-Unis, des dizaines de milliers d’italiens, du Nord comme du Sud.

Trente ans plus tard, les Vucumprà sont toujours là. On peut les voir arpenter les plages de la lagune de Venise, à Cavallino ou Lido di Jesolo, où ils proposent serviettes de bain, paréos, bijoux et bimbeloteries que les touristes – en quasi-totalité européens du Nord – continuent de marchander âprement.

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Tout au long de la journée, on peut suivre du regard ces silhouettes exténuées, courbées par le poids du barda qu’elles transportent inlassablement, pieds nus sous le cagnard et le sable brûlant. Jamais un signe d’exaspération n’affleure sur les visages, rendus impassibles par la résignation et la fatigue. Prisonniers de quelques passeurs ou trafiquants d’êtres humains qui confisquent leurs passeports, ils sont les esclaves des temps modernes et rachètent leur liberté à la sueur de leur front.

Mondialisation oblige, les Vucumprà ne sont désormais plus seuls à sillonner les plages de la lagune et d’ailleurs. Des femmes, issues d’Afrique sub-saharienne ou d’Asie, les accompagnent tous les jours dans le ballet interminable et silencieux qu’ils exécutent sur le sable.

Les Mammas aux formes confortables et élégantes s’affairent à transformer, par la magie de l’art ancestral des tresses, des dizaines de petites allemandes ou danoises diaphanes en africaines blanches aux têtes géométriquement sculptées. Pendant que de jeunes asiatiques craintives circulent, telles des ombres, au milieu des alignements de serviettes et de chaises longues, pour proposer des massages relaxants aux corps huilés et suralimentés des touristes.

Elles offrent leur service à l’aide d’une petite planchette cartonnée, toute écornée à force d’avoir servi. On peut y voir d’un côté la reproduction d’un dessin à visée médicale qui décrit les différents points de massage, et de l’autre les tarifs de la masseuse : 5 euros les 5 minutes, 10 euros les 10 minutes, et ainsi de suite.

C’est simple et efficace. Heureusement, car ces jeunes femmes ne parlent que le chinois. Impossible d’échanger avec elles le moindre mot, tout au plus quelques gestes pour se mettre d’accord sur le massage à réaliser. La jeune femme avec laquelle je tente de dialoguer, en italien puis en anglais, me regarde d’un air las et résigné, un faible sourire accroché aux lèvres. Tout en elle indique le pays d’où elle vient, son habillement, son chapeau, et son visage ne s’illuminera que quelques secondes lorsque je prononcerai le mot « China ». Mais elle s’éloigne bien vite lorsqu’elle comprend que je ne suis pas intéressée par son commerce.

Près de moi, une jeune touriste couverte de coups de soleil et de tatouages s’est laissée convaincre par une des masseuses, beaucoup plus aguerrie et hardie que la mienne, et qui ne perd pas une seconde pour commencer son travail sur le haut puis le bas du dos. Une dizaine de minutes chrono, et elle repart très vite à la recherche de nouveaux clients. Elle reviendra le lendemain pour masser le mari, lui aussi cramoisi et affreusement tatoué.
Massage sur la plage ©Léa Maxime

Ces femmes, comme les Vucumprà, sont prisonnières de réseaux de clandestins, bien souvent dirigés par des membres de leur propre communauté envers lesquels elles ont contracté une dette lors de leur « passage » en Europe, ou qui tout simplement ont décidé de les utiliser comme esclave pour un commerce certainement fort lucratif. Elle représente une main d’ œuvre au coût quasi-inexistant – pas de salaire, juste de quoi manger et un grabat pour dormir – et renouvelable à l’infini.

La presse locale s’empresse de dénoncer ces nouveaux clandestins, soulignant plus volontiers les dommages – essentiellement économiques – causés par ces trafics plutôt que la souffrance de ces êtres humains privés de leur liberté et de leur dignité. Ainsi, le Ministère de la santé met l’accent tout particulièrement sur le danger que représente l’usage des crèmes et huiles utilisées par les masseuses chinoises, se plaçant clairement sur le plan de la défense du « consommateur » plutôt que sur celui de la lutte contre l’esclavage moderne.

Francesca Martini, sous-secrétaire à la santé, a signé en juillet une ordonnance très sévère pour les abusifs, comme on les appelle ici, qui devront désormais s’acquitter d’une amende de 2500 euros, avec la confiscation de tout leur matériel. Pour Francesca Martini, il s’agit avant tout  » de protéger la santé des citoyens ».[[Il Gazzetino – lundi 18 juillet 2011]]

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En revanche pour le Comitato difesa diritti civili, qui aide les clandestins victimes de violence, à travers la voix de son porte-parole Salvatore Esposito, « il est indigne de les pourchasser sur le littoral, quand on sait que la question du commerce abusif pourrait être résolu par d’autres moyens. C’est une question de volonté« .[[Il Gazzetino – mercredi 20 juillet 2011]]

Seule l’utilisation de jeunes enfants pour la vente de petits objets sur la plage réussit encore à émouvoir une Italie tentée par la xénophobie et la peur, et théâtre de bulles de violence sporadiques contre les clandestins.

Et pourtant lorsqu’on regarde le ballet de ces ombres contraintes au travail forcé et aux conditions de vie inhumaines, on se demande quel mirage ou quel désespoir intense a bien pu les pousser à quitter leurs proches, leurs villages, leur civilisation, leur langue pour venir s’échouer sur les plages d’une Europe d’outre-consommateurs, qui, malgré les efforts déployés par les forces de l’ordre, les laissent livrés aux mains des trafiquants, la peur au ventre, pendant que les campings à l’arrière des plages se payent le luxe d’aménager des douches pour chiens …

Que penserait Marco Polo de ces nouveaux voyageurs et du traitement qui leur est réservé, lui qui décrivait Hangzhou ainsi : « Non c’è al mondo città uguale, che vi offra tali delizie cosi` che uno si crede in paradiso« . (Il Millione, 1298).

Parole de vénitien …

Léa Maxime

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