La brebis galeuse d’Ascanio Celestini. Du spectacle au livre, du livre au film.

L’année 1978 n’est pas seulement marquée par l’enlèvement et le meurtre du leader de la démocratie chrétienne, Aldo Moro, par le déclin consécutif et brutal, toutes tendances confondues, de la gauche extraparlementaire. Au terme d’une décennie où l’émancipation a trouvé place dans les valeurs communes, c’est aussi l’année où est votée la loi 180, dite loi Franco Basaglia, du nom du psychiatre et neurologue vénitien qui l’a inspirée.

Ascanio_Celestini_La_Pecora_Nera_Photocall_sA4UA3dxQVKl.jpgLa fermeture des 76 asiles psychiatriques de la péninsule est dès lors programmée. Ils sont peu à peu remplacés par des structures médicales ouvertes visant à préserver les relations des malades avec le monde extérieur, à briser l’idée de frontière entre normalité et folie. Le malade n’est plus celui qui doit être placé de l’autre côté d’un mur, mais celui qui a perdu de vue son point d’équilibre, son centre, dont il faut l’aider à se rapprocher.

Fasciné par les institutions totales, Ascanio Celestini, anthropologue de formation, a travaillé sur l’usine dans son spectacle Fabbrica créé en 2002, sur la précarité comme système d’exploitation dans une centrale téléphonique avec le documentaire Parole sante et le roman Lotta di classe en 2007 et 2009 et sur les camps d’extermination nazis dans une exposition présentée en 2009 à l’institut culturel italien.

Avec le spectacle La brebis galeuse, créé en 2005 après trois ans d’entretiens avec patients et infirmiers, il raconte comme une fable l’histoire de Nicola, un enfant puis un homme dont la mère est morte à l’asile et qui connaît à son tour l’enfermement. Le spectacle a donné lieu à un récit publié chez Einaudi en 2006, en France en 2010 aux éditions du Sonneur. Si le texte n’a rien perdu de son oralité, dont il a conservé légèreté et naturel, il témoigne aussi d’un processus d’écriture qui s’élabore au fil des représentations. Il s’agit là, en quelque sorte, d’un rapport ancestral au récit, celui de l’Iliade et de l’Odyssée, celui des fables.

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Le film a été tourné au printemps 2010. Présenté à la Mostra de Venise, en septembre, il sort le 20 avril 2011 en France. Il présente de nombreuses originalités stylistiques. La première, et non la moindre, est de substituer la bande originale par une voix-off, celle d’Ascanio Celestini, qui interprète aussi le personnage principal devenu adulte. Dans le scénario coécrit par le réalisateur, la voix-off était bien moins présente, par peur que le langage cinématographique ne perde de son autonomie, qu’on s’achemine peu à peu vers un film d’écrivain ou d’acteur de théâtre, trop attaché au verbe pour se livrer aux images. Mais cette voix-off n’entend pas nous raconter une histoire. Elle est celle qui habite le personnage et amène le spectateur à accepter l’imaginaire du personnage principal comme seule réalité accessible. Il en va de même de l’étalonnage de la pellicule en postproduction, où alternent un passé saturé et un présent désaturé, comme pour signifier que l’espoir appartient au premier quand le second n’est que froideur et désenchantement.

Il s’agit, bien sûr, d’un film sur la folie, si l’on tient compte d’une dimension documentaire héritée d’une méthode éprouvée au théâtre par Ascanio Celestini lui-même et dont les précédents, au cinéma, nous amènent en Italie du côté de Vittorio de Seta ou des frères Taviani. Cette dimension est du reste matérialisée par la présence, parmi les acteurs, d’Alberto Paolini, un ancien patient interné pendant 42 ans, ou d’un infirmier qui incarne un malade dont il a raconté l’histoire, appelé ici « le professeur », c’est-à-dire de personnes qui peuvent témoigner de l’atmosphère et des gestes qu’on les invite à reproduire. Le décor principal est celui d’un ancien asile de Rome, dont le couloir fait l’objet de nombreux travellings, comme le toit tout en longueur, qui en reproduit la structure coercitive en plein air.

Pour autant, dans l’introduction de la fiction, dans le parcours qui malgré tout se tisse pour le personnage dans sa traversée d’autres institutions, la famille, l’école, le supermarché, la religion, s’élabore un discours critique sur la négation de l’individu dont l’autonomie et les relations sont niées, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’asile, comme si, pour vouloir enfermer la folie, celle-ci n’en avait pas moins gagné la société toute entière.

Le dernier asile psychiatrique a fermé ses portes en Italie il y a quelques mois, cas unique d’une institution totale défaite en temps de paix, par des moyens pacifiques.

Olivier Favier

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Quelques films autour de l’antipsychiatrie:

* Raymond Depardon-Sophie Ristelhueber, San Clemente (France – 1980): documentaire sur l’asile de San Clemente, près de Trieste, où Raymond Depardon avait préalablement effectué plusieurs reportages photographiques. L’ensemble de ces reportages donna lieu à un livre publié en 1984 par Robert Delpire et à une exposition au Centre national de la photographie.

* Marco Bellocchio, Matti da slegare (Fous à délier, Italie – 1975): documentaire autour de l’expérience de Franco Basaglia.

* Ken Loach, Family life (Royaume-Uni – 1971).

Autres films suggérés par Ascanio Celestini

* Vittorio de Seta, Diario di un maestro (Italie – 1972). Ce film, tiré d’un livre d’Albino Bernardini, Un anno a Pietralata, Florence, La Nuova Italia, 1968, raconte, à mi-chemin entre documentaire et fiction, l’expérience d’un jeune instituteur nommé dans la banlieue de Rome, à Tiburtino, et qui se trouve confronté aux rigueurs de l’institution scolaire. Le film fut présenté en 4 épisodes sur la Rai uno, en février et mars 1973, pour un total de 290mn.

* Paolo et Vittorio Taviani, San Michele aveva un gallo (Saint-Michel avait un coq) (Italie – 1973). À la fin du dix-neuvième siècle, un anarchiste italien, Giulio Manieri, est condamné à mort. Sa peine est commuée en réclusion à perpétuité. C’est le début de dix années de solitude, où il ne cesse de faire ses comptes avec une «révolution» à laquelle il a tout sacrifié.

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