Gilbert Ponté dans « Lu Santo Jullare Francesco », un inédit de Dario Fo

Au Moyen-Age, la vie d’un saint qui décoiffe ! Quand le plus grand auteur italien vivant, Dario FO, Prix Nobel de Littérature, s’empare de la personnalité fantasque et généreuse de Saint-François d’Assise, cela donne un témoignage follement truculent et profondément humain par lequel FO s’interroge sur l’état du monde aujourd’hui — le pouvoir, l’argent, l’écologie, la mondialisation — à travers le prisme du XIIIe siècle italien, celui qui vit l’avènement des marchands… Et quand Gilbert Ponté incarne Francesco et tous les personnages de l’étourdissante épopée que fut la vie du saint, le spectateur embarque à rebours pour 1h15 de pur bonheur !

Interview de Gilbert Ponté
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Francesca Sensini : Comment êtes-vous arrivé à choisir ce texte de Dario Fo ?

Gilbert Ponté : J’ai découvert le texte italien de Lu Santo Jullare Francesco, accompagné de la cassette du spectacle, à la librairie italienne La Tour de Babel, rue du Roi de Sicile, à Paris. J’ai voulu le traduire mais on m’a dit qu’il y avait une traductrice officielle de l’œuvre de Dario Fo en France, Valeria Tasca, et je suis donc passé par elle; on a essayé de faire une traduction à deux en 2002-2003. Ensuite, j’ai joué la pièce deux fois d’affilée, puis j’ai arrêté car ça ne fonctionnait pas. Dès qu’on parle un peu de religion et des saints en France…

La pièce a été jouée à Paris en 2005 et 2006 mais au début on a eu du mal à vendre le spectacle, sans doute à cause du sujet, malgré le fait que tout soit présenté de façon extrêmement laïque, bien que ce soit un texte spirituel.

Lu Santo Jullare Francesco joué par Fo dure trois heures ; moi, ici, à Avignon, j’ai dû faire un choix des histoires racontées car il y en tellement et toutes intéressantes, drôles. Ce qui m’a intéressé en particulier a été la traduction du “dialecte” de Fo au français. Valeria Tasca a traduit le texte qui est entré au répertoire de la Comédie Française, il y a deux ans, mais elle a dû, dirais-je, l’épurer ; des mots comme “merde, merdouille” etc. ont été élimés pour que le texte devienne plus littéraire, un peu édulcoré et c’est dommage. J’avais regardé la cassette de Fo pour traduire mais, quand il est sur scène, ce n’est plus du tout le texte…il improvise constamment, il invente. Le texte est comme une base de travail pour lui, une sorte de canevas, très bien bâti tout de même…Je voulais que le côté très populaire, quotidien, ressorte dans ma traduction. C’est quand même bizarre que le texte ne soit pas encore édité en France !

F.S.- Quels sont les défis à relever au niveau du jeu, notamment du monologue dans ce texte de Dario Fo ?

G.P.- Déjà, j’aime beaucoup ce texte par sa nature même. On a du mal à savoir dans quelle catégorie je m’inscris quand je le joue sur scène : conteur ? Comédien ? Est-ce que c’est un conte, est-ce que c’est du théâtre ? Mais je pense que c’est mon instinct italien qui entre en jeu…. Il y a chez moi cette tradition italienne. Je peux raconter une histoire mais je peux aussi la jouer et mélanger les genres, la chanson, le théâtre… L’écriture de Dario Fo est de toute façon active, on est automatiquement porté par elle ; ça avance tout le temps, on entre dedans et on ne peut plus s’arrêter. C’est un rouleau compresseur. Le théâtre, pour lui, c’est de l’action et son écriture le reflète.

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F.S.- D’après vous, qu’est-ce qui distingue “le Francesco” de Dario Fo de l’hagiographie officielle du saint ?

G.P.- C’est Fo lui-même qui le dit. Il a voulu retrouver le personnage populaire. A l’époque, les évangiles étaient racontés en latin mais Francesco voyageait partout. Comment faisait-il pour communiquer avec les gens ? En langue vulgaire, bien sûr. Fo affirme que Francesco avait tout du jongleur : il chantait, il racontait en langue vulgaire avec humour et drôlerie. L’hagiographie officielle en a fait un personnage tout autre.

Après sa mort, on a demandé aux Frères Franciscains de brûler tous les écrits que Francesco avaient rédigés de son vivant et Saint Bonaventura de Bagnoregio a massivement contribué à créer son image officielle ; il en a fait un séraphin et même Giotto, dans ses fresques, ne représente qu’un personnage en extase perpétuelle, alors qu’au contraire, Francesco était très concret, toujours parmi les gens. Il a voyagé jusqu’à Jérusalem pour voir le sultan, c’est quand même extraordinaire, d’autant plus qu’il était tout le temps malade ! De plus, il refusait tout pouvoir. C’est là qu’il est déstabilisant et imprévisible. Il y a chez lui ce côté vraiment fou qui pousse à se demander “qu’est-ce qu’il va faire maintenant ?” Par exemple, il se mettait souvent à poil et, par rapport aux mœurs de l’époque, mais aussi à l’opulence de l’Eglise, ça devait être très dérangeant. Plus tard, beaucoup de monde a essayé de le récupérer comme premier écologiste, premier communiste etc. Et puis, sa philosophie que “tout est dans tout”, c’est une idée très forte. Les gens voyaient en lui un homme surprenant qui avait de l’initiative et ont eu envie de le suivre ; il incarne la force de l’exemple.

Les gens arrivaient à lui tout naturellement ; il n’a jamais fait de prosélytisme. En revanche, l’Eglise a su profiter ce son charisme extraordinaire pour faire des adeptes à un moment de crise en raison de la diffusion des hérésies. Lui, il n’imposait rien aux autres, il le disait bien, “si tu veux manger, mange”… c’est là où il est étonnant. On voit ça dans la suite de l’histoire du loup que je n’ai pas pu raconter en entier : le loup revient vers Francesco après leur première rencontre. Il n’est pas resté au village car, au bout d’un moment, les habitants ont commencé à le maltraiter, à l’humilier… Il est parti mais il a quand même cherché à ne pas manger de viande. Il s’est mis à manger du romarin, des herbes mais il a eu une “chiasse” terrible…alors Francesco lui explique qu’il peut manger de la viande, qu’il en a le droit, qu’il va faire cela en l’honneur de dieu, tout simplement, et sans se complaire dans la violence et la cruauté, comme avant.
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F.S.- Fo dit que le théâtre populaire n’est pas pleurnichard. Comment avez-vous interprété cette indication méta théâtrale de l’auteur ?

G.P.- L’écriture fait tout : il y a une espèce de truculence. Il y a aussi beaucoup de ruptures de rythme : on passe de l’émotion au rire. Mais c’est toujours de la vraie émotion, ce n’est jamais larmoyant. Fo le dit, il y a quand même une distance, on n’appuie pas pour dire au public : “là, voyez, on va pleurer”. Au contraire, il laisse les spectateurs faire leur propre travail d’imagination.

F.S.- Quels sont d’après vous les éléments qui rendent ce texte actuel ?

G.P.- Moi j’aime bien la caricature des puissants, la démystification du pouvoir ; par exemple quand Francesco renvoie en pleine figure au Pape sa provocation. Il y a aussi la période historique qui est très intéressante : l’arrivée de la bourgeoisie marchande au pouvoir, le pouvoir grandissant de l’argent qui est d’extrême actualité, et puis les hérésies… L’historien Le Goff décrit très bien ce moment de l’histoire européenne. Ce qui rend aussi extraordinairement actuel Francesco, jullare di Dio, c’est son message: sois libre, fais les choses que tu dois faire ! La liberté et le courage du choix individuel. La liberté d’être et de faire. Voilà ce qu’il nous apprend.

Propos recueillis par Francesca Sensini

Gilbert Ponté Comédien

Depuis de longues années, après une formation à la Rue Blanche, Gilbert Ponté pratique le «solo» ; on citera pour mémoire : «Giacomo, la trilogie» sur son enfance italienne, une version incroyable de «La Ferme des Animaux» de George Orwell, ou encore «Le Bar sous la Mer» d’après les récits de Stefano Benni. Dans chacun de ses spectacles, il utilise sa capacité intuitive de matérialiser l’invisible, de donner à imaginer ses personnages et des situations…il s’est créé au fil des ans son propre style qu’il met au service des auteurs.

Stéphane Aucante

Metteur en scène

Né en 1967, hypokhâgne et khâgne au lycée Louis Le Grand à Paris, licence et maîtrise de philosophie à la Sorbonne. Metteur en scène de théâtre depuis 1993, il s’attaque autant aux auteurs classiques (Sartre, Shakespeare, Goldoni, Beaumarchais) que contemporains (Saks, Dubois), et même à l’opéra.
Auteur, il a reçu le soutien de l’ADAMI pour «Un Homme, sa Femme et un Chapeau» et a été lauréat du concours de scénario de long-métrage du Centenaire du Cinéma avec «Mort d’un Kinoque».
Il écrit aussi des spectacles jeune public, et pour la télévision.

Renseignements complémentaires :

Le Saint Jongleur François – Lu Santo Jullare FRANCESCO
Avec Gilbert PONTE

Traduction : Valeria TASCA
Mise en scène : Stéphane AUCANTE
Musiques : Greg BERANGER & J-C. LACROIX
Décor & accessoires : Karl SIMONETTI
Costumes : Anouk LOOTEN

Du 8 au 31 juillet

Festival Off d’Avignon
Espace Saint-Martial
A 12h30 (durée 1h15)
2 rue Fabre, Avignon, 06.86.42.03.98Tarifs : plein 16 €, réduit 11 €, jeunes & groupes 8€
Contact : info@theatredelabirba.com
Liens : Théâtre de la Birba et
pour en savoir plus sur «Le Saint Jongleur François»

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Francesca Sensini
Francesca Irene Sensini è professoressa associata di Italianistica presso la Facoltà di Lingue e Letterature Straniere dell’Università Nice Sophia Antipolis, dottoressa di ricerca dell’Università Paris IV Sorbonne e dell’Università degli Studi di Genova. Comparatista di formazione, dedica le sue ricerche alle riletture e all’ermeneutica dell’antichità classica tra il XVIII e l’inizio del XX secolo in Italia e in Europa, nonché alle rappresentazioni letterarie e più generalmente culturali legate al genere.