L’homme qui voulut être Perón, de Giovanni Maria Bellu

Et si Juan Perón, le célèbre dictateur argentin, était né en Sardaigne, sous le nom de Giovanni Piras ? A partir d’une hypothèse qui se transforme en obsession, le narrateur, journaliste sarde installé à Rome, nous entraîne dans un roman-enquête qui plonge dans les « trous noirs » du passé de l’Italie, mêlant l’histoire conflictuelle de trois générations et posant des questions fondamentales sur les limites du métier de journaliste. Ce roman vient d’être publié aux Editions Actes Sud, dans une traduction de l’italien de Marguerite Pozzoli.

9782742791118.jpgDans le vide suscité par un deuil – la mort brutale de son père, avocat pénaliste – le narrateur de ce roman, journaliste dans un grand quotidien, tombe par hasard, sur la couverture d’un livre dans une librairie de Sardaigne. Il semble s’agir d’une farce : en effet, l’auteur dudit livre soutient que Giovanni Piras, jeune émigré sarde du début du siècle, et Juan Perón, ne seraient qu’une seule et même personne. D’abord réjoui par ce qui semble être un poisson d’avril, le narrateur entre peu à peu dans l’histoire de ce jeune homme, poussé à l’émigration par la misère, et disparu en Argentine à l’aube de la Grande Guerre. Il se lance alors dans une enquête pour son propre journal – enquête qui se transforme rapidement en véritable obsession. Parallèlement, le personnage de son père, le Vieux, le hante tout autant : qui était, en fait, cet homme, ancien fasciste resté précocement veuf, et avec lequel le fils a eu une relation aussi intense que conflictuelle ?

C’est dans les dédales de la mémoire – individuelle, collective – que nous entraîne Giovanni Maria Bellu, lui-même journaliste, sarde comme son personnage, et qui nous raconte ici une histoire à la fois vraie et inventée. Car cette enquête a bel et bien eu lieu, et l’auteur, comme son narrateur, est allé en Argentine, chercher les traces de Giovanni Piras. C’est son enfance et son adolescence qu’il reparcourt, et Piras devient un double avec lequel il se trouve de nombreux points communs, ne serait-ce que la perte, précoce et indicible, de la mère. L’autre jeu de miroirs, qui évoque irrésistiblement Borgès, est la possible substitution Piras-Perón, l’un « devenant » l’autre à la suite de tout un concours de circonstances que nous laissons au lecteur le plaisir de découvrir. Et le roman lui-même se fait le témoin de cette histoire rocambolesque, en nous livrant, dans une mise en abyme, le roman, vrai ou supposé, de «l’homme qui voulut être Perón».

Bellu_Giovanni_Maria_DR.jpgTrois époques sont ici convoquées : le début du siècle, la mémoire des immigrés et ce qu’il en reste – des traces fragiles, comme tous les témoignages, l’élaboration d’un mythe qui construit un passé fabuleux ; l’après-guerre et le boom économique, les trafics louches de Licio Gelli, éminence grise de la Loge P2, les attentats liés à la «stratégie de la tension» et les affaires italiennes jamais résolues, comme le drame d’Ustica ; l’après mai 1968 et la trahison des «révolutionnaires» embourgeoisés. La question de la vérité est au centre de tout, et se pose aussi sur le plan éthique : comment la traquer, surtout lorsqu’on est journaliste, comment éviter les fausses pistes et toutes les déformations de la mémoire ?

Riche en questions, le roman de Giovanni Maria Bellu réussit le tour de force de ne jamais être ennuyeux : jouant tour à tour sur le suspense, l’humour, l’ironie, il nous met au cœur des souffrances causées par l’émigration : il évoque des vies trop souvent disparues dans les grands trous noirs de l’Histoire, des personnages dérisoires et pathétiques auxquels il sait donner existence et dignité.

Marguerite Pozzoli

4526038.jpg En version originale italienne :
Giovanni Maria Bellu, L’uomo che volle essere Perón, Bompiani, pp. 356 (2008)

Article précédentIn morte di Edoardo Sanguineti – 18 maggio 2010
Article suivantInterview de Massimo Fagioli, le psychiatre de l’Analyse collective.
Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Depuis 1989, elle dirige la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.