Matilde Serao, Roberto Saviano : le contraire de l’indifférence

Un siècle environ sépare « Le Ventre de Naples » de Matilde Serao et les livres de Roberto Saviano, dont « La Beauté et l’Enfer » (à paraître en avril aux éditions Robert Laffont), tous deux traduits de l’italien par Margherite Pozzoli. Une même foi anime pourtant ces deux auteurs profondément attachés à leur «terre», une même conception du rôle du journalisme, une même empathie avec leurs personnages.
Marguerite Pozzoli nous confie ici une synthèse de la conférence qu’elle a tenue à Paris, début février dernier, lors de la Fête du Livre et des Cultures italiennes.

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Que le traducteur rencontre un texte qui l’obsède, c’est presque la loi du métier. Mais il arrive aussi, hasard ou nécessité, que les traductions se rencontrent, qu’elles se croisent, qu’elles dialoguent entre elles. C’est ce qui s’est passé pour moi avec ces deux livres que j’ai traduits à quelques mois d’intervalle, et qui se font écho, à une centaine d’années de distance l’un de l’autre.

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Matilde Serao, d’abord. Comme le dit Giuseppe Montesano : « Pourquoi Il Ventre di Napoli n’a-t-il pas encore été traduit en français ? (…) Serait-il victime d’un étrange oubli ? » Depuis des années, la voix de Matilde Serao – puissante, convaincue, authentique, porte-parole de Naples et de son peuple – me « parlait ». Grâce à l’écoute de Paolo Grossi et à l’intérêt de Rossana Rummo, directrice de l’Institut de Culture italienne de Paris, le chef-d’œuvre de Matilde Serao a pu trouver place dans la langue française. Travailleuse frénétique, journaliste précoce – elle écrit son premier article en 1872, à 16 ans –, elle fonde, avec son mari Edoardo Scarfoglio, plusieurs journaux, en particulier Il Mattino de Naples en 1892, avant de lancer son propre quotidien, Il Giorno, en 1904.

Chroniqueuse littéraire et mondaine, auteur de romans à succès, « Matildella » parvint, en son temps, à s’imposer dans un milieu essentiellement masculin, par la force de son écriture et d’une personnalité hors du commun, dont témoigne Edith Warthon elle-même, qui la rencontra à Paris : « Avec son habillement et sa manière de parler, aussi stridents l’un que l’autre, elle semblait absurde dans ce salon, où tout n’était que pénombre et demi-tons ; toutefois, lorsqu’elle prenait la parole, elle était maîtresse du terrain. »

Mais surtout, c’est sa conception du métier de journaliste qui m’intéresse. Et d’abord, sa soif de décrire « la vie tout entière, avec sa poésie si haute, avec sa modeste prose, avec ses élans généreux et ses réalités mesquines, j’entends par là la passion tumultueuse et les amours suaves. » Elle se refuse à ne voir que la laideur, de même qu’elle refuse de ne voir que la poésie. Et ce qu’elle recherche, c’est une écriture qui ignore les frontières entre les genres, capable de témoigner, mais aussi d’émouvoir, de raconter, de faire appel à tous les sens.

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Plus encore que dans ses romans, c’est justement dans Le Ventre de Naples que ce talent s’exprime avec le plus de force. Écrit en trois temps et d’abord publié par épisodes dans un journal romain (Capitan Fracassa), ce texte, qui fait du fragment une véritable esthétique, est lié à l’épidémie de choléra qui s’abattit sur Naples en 1884, atteignant son pic en septembre de la même année. Venu visiter la ville, et horrifié par l’état des quartiers pauvres, le ministre De Pretis déclara qu’il fallait « éventrer Naples ». C’est en rebondissant sur cette phrase que Matilde Serao entame le célèbre premier chapitre de son livre, invitant le ministre à descendre dans les entrailles de la ville pour une « visite guidée » qui n’a rien de touristique, montrant à ceux qui ignorent la réalité de Naples comment survit le peuple au jour le jour, dans la misère, les maladies, la corruption des hommes politiques, en se réfugiant dans les superstitions et l’espoir fou du loto, en faisant preuve de compassion et de solidarité.

Vingt ans plus tard, Matilde Serao revient sur le même thème et constate, avec amertume, que si l’on a un peu modifié l’urbanisme, ce qui reste à accomplir est énorme ; elle dénonce, avec une indignation mêlée d’ironie, le replâtrage, les quartiers en trompe-l’œil, les dépenses absurdes pour ce que l’on a pompeusement baptisé « le quartier de la Beauté », alors qu’il reste tant à faire pour alphabétiser, construire, redonner dignité aux Napolitains. Il faut lire aussi les portraits qu’elle est capable de tracer, ici, d’une usurière sans scrupule, là, d’une fillette malade, ou encore, dans la dernière partie, « L’âme de Naples », d’un député vertueux et aimé des petites gens.

Interpellation du lecteur, des hommes politiques, personnification de Naples qui ose espérer en un avenir, cris des marchands ambulants, antithèses ombre-lumière, apparence-réalité, métaphores – celle du ventre, bien sûr, mais aussi celle du rideau déchiré ou du paravent, pour dénoncer la superficialité des changements -, longues périodes opposées à des phrases tranchantes : tout, dans ce livre, fourmille de vie, et tous les procédés rhétoriques sont convoqués, mais au service d’une cause, d’une foi.

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En traduisant le dernier livre de Roberto Saviano, La Beauté et l’Enfer, j’ai été frappée par ce qui rapproche ces deux auteurs. Même si le livre de Saviano regroupe des articles dont les thèmes sont parfois très différents (la camorra, la drogue, le scandale des ordures, des portraits de personnages – écrivains, journalistes comme Anna Politkovskaïa, sportifs comme Lionel Messi, musiciens comme Michel Petrucciani, ou encore Joe Pistone, l’agent infiltré dans la mafia américaine…), le fil rouge, ici, est la force de l’écriture, ou du sport, ou de la musique, comme moyens de résistance, la dénonciation de ce qui transforme le quotidien en enfer, l’invitation à résister pour ne pas perdre son âme.

Saviano, lui aussi, prône l’effacement des limites entre les genres – roman et journalisme, témoignage et fiction. Il revendique la multiplicité des voix qu’il nous donne à entendre. Lui aussi interpelle le lecteur, s’adresse à sa « terre », lui donne la parole. Lui aussi défend une éthique et refuse le cynisme facile. Lui aussi s’en prend aux clichés – l’image séduisante que le cinéma donne, parfois, des mafieux –, lui aussi refuse de pactiser avec un camp contre un autre, rejoignant par là Matilde Serao qui dit, dans son livre, que les clivages politiques sont une vieillerie « dépassée ». Et enfin, lui aussi refuse la froide distance, le témoignage « aseptisé » que préconisent certains journalistes aujourd’hui, pour revendiquer le droit, et pourrait-on presque dire, le devoir d’indignation : en s’adressant à la tête, au cœur, au ventre de ses lecteurs.

Marguerite Pozzoli

Merci à Gennaro Capuano qui m’a permis de présenter ces deux livres en compagnie de Mikaël Demets, lors de la dernière édition de la « Fête du Livre et des Cultures italiennes », le 6 février 2010, à l’Espace des Blancs-Manteaux, Paris 4e. Ce texte constitue une synthèse de cette présentation. M.P.

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Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Depuis 1989, elle dirige la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.

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