Hommage à Giorgio Pressburger, grande voix de la Mitteleuropa.

Marguerite Pozzoli, directrice de la collection italienne d’Actes Sud, amie et traductrice française de Giorgio Pressburger depuis une trentaine d’années, rend ici hommage au grand écrivain qui s’est éteint le 5 octobre. Né à Budapest d’une famille juive décimée par les nazis, exilé en Italie en 1956, il avait adopté l’italien comme langue d’écriture et s’était installé à Trieste. D’un éclectisme et d’une culture hors du commun, son œuvre est marquée par la profondeur de ses questionnements et par un pessimisme serein, parfois teinté d’humour.

Je l’avais entendu au téléphone quelques jours avant ce 5 octobre, date de sa mort. Il était fatigué, mais ne voulait pas transmettre d’inquiétude: sa voix était enjouée, comme toujours, et j’espérais le voir à Trieste à la fin du mois, pour parler, entre autres, de la traduction de ses Nouvelles triestines, son avant-dernier livre. Revoir avec lui les lieux de Trieste dont il est question dans ce recueil était un rêve; mais il disait qu’“il faut rêver ses rêves”, et donc, j’irai quand même à Trieste respirer l’air de sa ville d’adoption: après tout, le mur qui sépare les vivants et les morts est poreux.

Giorgio Pressburger à Draguignan en avril 2012, pour les “Escapades littéraires”. Photo inédite ©Marguerite Pozzoli

J’avais fait sa connaissance en 1989, après avoir lu et profondément aimé son roman L’Eléphant vert, écrit avec son jumeau Nicola (décédé avant la parution du livre, dont chacun avait rédigé six chapitres). La voix qui s’élevait de ce livre, pleine de pudeur, de tendresse et d’une douce ironie, m’avait frappée et j’avais très envie de la porter, alors que je n’étais qu’une traductrice presque encore débutante.

Ce fut le début d’une belle collaboration et d’une longue amitié, jalonnées par des rencontres à Trieste, à Rome et même à Budapest, des présentations dans plusieurs villes à l’occasion de la parution de ses livres – la dernière en date à la Comédie du Livre de Montpellier, en mai 2016. Sa voix était faible, son élocution plus lente, mais je garde en mémoire sa rencontre avec des lycéens, auxquels il avait demandé ce que signifiait pour eux le mot “amour”. Souriant, proche d’eux, heureux d’échanger et de transmettre, encore et toujours.

La gémellité, le fait d’avoir constamment dialogué avec ce frère bien-aimé n’était pas pour rien dans ce goût du dialogue, pour lui essentiel.

Et pourtant, sa vie avait été marquée par une série de drames qui auraient pu en faire un misanthrope: né à Budapest en 1937, dans une famille juive de la toute petite bourgeoisie du huitième district, il a connu les privations, la peur, la faim, et la douleur de perdre sa grand-mère et sa tante, assassinées à Bergen-Belsen. Le régime communiste n’a pas, ensuite, épargné son père, qui avait commis le crime d’être un “bourgeois” et s’était retrouvé dans un camp de travail. Enfin, l’écrasement du soulèvement de Budapest, en 1956, incite les siens à les envoyer, lui et Nicola, en Italie, dans des circonstances dramatiques. Perdre une langue, en adopter petit à petit une autre a été pour lui une expérience fondatrice, une véritable métamorphose qu’il raconte, sous forme romanesque, dans La Langue perdue.

Alors que Nicola s’installe à Milan et choisit le domaine de l’économie, Giorgio deviendra un homme de théâtre et de radio, dont la vie se partage entre Rome et Trieste. Ses mises en scène de théâtre, d’opéra, d’opérette, sont nombreuses et extrêmement variées, allant de Kleist à Pasolini en passant par Pirandello. Homme de radio, il a reçu de nombreux prix et a même travaillé à France Culture dans les années 1980. Aimant l’expérimentation, les effets de décalage, il a fait parler en vers des footballeurs dans La Partita; il mêle les mots et les sons, ou les images et les sons dans Jeux d’enfants, à partir d’un célèbre tableau de Breughel. Sa collaboration avec des festivals (Spoleto, Taormine) est fréquente; l’aboutissement de sa philosophie, en matière de théâtre et d’action culturelle, a été la création du Mittelfest de Cividale del Friuli, dont il a été le directeur artistique de 1991 à 2003: un festival qui permet aux artistes de 17 pays de la Mitteleuropa de donner à voir leurs créations théâtrales les plus diverses et novatrices.

Pendant quatre ans, il a également été à la tête de l’Istituto di Cultura Italiana de Budapest, revenant ainsi à ses origines, créant un pont entre l’Italie et la Hongrie.

Giorgio Pressburger sur le quai du Rhône, à Arles, en 1998. Photo inédite ©Marguerite Pozzoli

Naturalisé italien, il ne s’est pourtant jamais traduit lui-même, alors qu’il a traduit des écrivains hongrois comme Peter Esterhazy. Son écriture porte toutefois la marque de son lieu d’origine, et le huitième district de Budapest restera son territoire mental, présent dans presque toutes ses œuvres romanesques. Il voulait, disait-il, écrire de manière aussi limpide et dénuée de rhétorique que le Triestin Umberto Saba. Mais il admirait aussi Kafka, et son univers, qui frôle parfois l’absurde et le grotesque, n’est pas éloigné de celui de l’auteur du Procès. Ses nouvelles, qui culminent sans doute dans La neige et la faute, donnent à la fois une impression de réalité et d’étrangeté, de profondeur et de légèreté. Elles n’éludent jamais les grandes questions de la douleur – physique et morale – de la mort, de l’Autre – Giorgio Pressburger était un fervent admirateur de Simone Weil et de Lévinas – et de la foi. La sienne n’était pas sereine, elle n’avait rien d’une consolation.

Dans sa trilogie qui se veut une réécriture de la Divine Comédie (Dans l’obscur royaume, Histoire humaine et inhumaine), toutes les formes d’expression littéraire – poétique, théâtrale, romanesque, autobiographique – sont convoquées, ainsi que toutes les tonalités, de la plus légère à la plus sombre. Et c’est une fresque immense qui s’ouvre à nous à travers les grandes victimes des totalitarismes du XXè siècle, avec, pour guides, Freud, puis Simone Weil. Difficile d’accès, ce livre ? Il voulait croire qu’il n’en était rien; et, s’il respectait infiniment ses lecteurs, il n’a jamais écrit en fonction des modes du moment, il ne m’a jamais demandé à combien d’exemplaires ses livres s’étaient vendus.

Marguerite Pozzoli, en 1989, à Trieste, chez G. Pressburger, en train de traduire “L'Eléphant vert” ©M. Pozzoli

Dans son avant-dernier livre (Racconti triestini), Pressburger semble renouer avec ses débuts en nous offrant, en guise de pendant du huitième district de son enfance, des quartiers de Trieste peuplés de personnages à la fois excentriques et très humains, ballotés par un destin qu’ils ne maîtrisent pas, vies minuscules mais emblématiques de la “comédie humaine”.

Et puis, comme pour mieux se moquer de sa propre manie généalogique, thème central du recueil L’Horloge de Munich, le dernier livre de Pressburger nous entraîne dans les aventures rocambolesques d’un certain don Ponzio Capodoglio, don Quichotte moderne à la poursuite d’une identité qui l’obsède, et dans laquelle l’auteur voit l’un des plus grands dangers actuels. Véritable testament littéraire de l’auteur, qui mêle, aux péripéties romanesques vécues par son personnage, des réflexions lumineuses sur la relation auteur-lecteur et sur le rôle de la voix, dans la littérature et dans la religion.

Il me manquera, il me manque déjà infiniment: notre compagnonnage (“il nostro sodalizio”, comme il disait joliment) a été à la fois très long et trop court. Mais parmi les nombreuses choses qu’il m’a apprises, et que je garde encloses parce que trop difficiles à exprimer par des mots, c’est que nous sommes tous constitués de morceaux des uns et des autres, étroitement imbriqués, à jamais inséparables. C’est là notre seule, et chatoyante, “identité”.

Marguerite Pozzoli

Œuvres de Giorgio Pressburger traduites en français :

Histoires du huitième district (avec Nicola Pressburger, Verdier, 1989, traduit de l’italien par Hélène Leroy).

L’éléphant vert (avec Nicola Pressburger, 1990, éd. Actes Sud et traduit par Marguerite Pozzoli, comme tous les suivants).

La Loi des espaces blancs (1990)

Les Jumeaux (1998)

La Neige et la Faute (2002)

L’Horloge de Munich (2005)

La Langue perdue (2008)

Dans l’obscur royaume (2011)

Histoire humaine et inhumaine (2013)

Nouvelles triestines (à paraître, 2018)

Deux films permettent de mieux connaître Giorgio Pressburger :

Messaggio per il secolo, documentaire de Mauro Caputo, 2013.

Il profumo del tempo delle favole, librement inspiré de L’Horloge de Munich, voix et présence de l’auteur, de Mauro Caputo, 2014.

Giorgio Pressburger – page d’Actes-Sud

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Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Depuis 1989, elle dirige la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.

3 Commentaires

  1. Hommage à Giorgio Pressburger, grande voix de la Mitteleuropa.
    Merci, Marguerite, pour ce très beau et affectueux hommage à Giorgio Pressburger. Et pour cette évocation des liens étroits et mystérieux qui unissent parfois auteur et traducteur.

    • Hommage à Giorgio Pressburger, grande voix de la Mitteleuropa.
      Merci, chère Françoise, pour ton commentaire sur l’article à propos de Giorgio Pressburger.

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