L’Enfer de Danièle Robert : la beauté demande du courage !

La traduction, lorsqu’on s’attaque à la “Divine Comédie” en respectant la métrique et la prosodie telles que voulues par Dante, est un véritable défi. C’est ce que nous donne à lire aujourd’hui Danièle Robert dans une belle édition bilingue, préfacée et annotée par elle, du premier volet du poème dantesque, “Enfer”, publiée chez Actes Sud. Offerte à un vaste public, elle permet d’aller plus avant dans la découverte de la beauté inventive, de la puissance, de la modernité de ce chef-d’oeuvre universel. Michele Tortorici, poète italien et grand connaisseur de l’œuvre de Dante, nous en parle.


In versione originale italiana : QUI

Un véritable événement éditorial, de dimension européenne, vient de faire souffler un vent de nouveauté dans l’air jusqu’ici bien calme qui baigne l’attente du centenaire dantesque de 2021. Non qu’en cette période manquent les initiatives éditoriales.

En Italie, et pour ne citer que cet exemple – mais à mes yeux le plus important –, une nouvelle édition critique de l’œuvre complet de Dante est en cours, coordonnée par Enrico Malato et réalisée avec la contribution d’une pléiade de chercheurs de haut vol. Universités, instituts culturels d’Italie ou, dispersés un peu partout dans le monde, de l’étranger annoncent dès maintenant des célébrations à la mesure de l’événement. Voilà qui est très appréciable, tant par la qualité philologique des éditions à venir que par la noblesse des intentions, dont nous verrons le résultat le moment venu.

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Ce qui manquait, c’était le coup d’aile, l’écart de la voie déjà tracée, bref un véritable événement. Et voici cet événement : comme portée par un coup de vent subit, la nouvelle traduction française de la Commedia. Œuvre de Danièle Robert, cette nouvelle traduction se présente à nous non pas sous forme d’extraits confiés à des revues spécialisées mais sous celle d’une belle édition bilingue et intégrale de la première partie du poème dantesque, Enfer, offerte à un vaste public.

Pourquoi donc – pourrait-on me répliquer – parler d’événement à propos d’une traduction française de la Commedia ? N’y en a-t-il pas eu une vingtaine au moins durant le siècle écoulé ? Sans doute. Et toutes se sont posé, en y apportant leurs solutions propres, l’importante question du rythme du texte dantesque. Certaines d’entre elles ont délibérément renoncé à toute forme de rythme poétique en choisissant la prose ; d’autres ont tenté de rendre le rythme de l’hendécasyllabe par celui du décasyllabe (parmi elles, la plus engagée sur le terrain de la précision philologique dans le rapport entre traduction et texte original a été celle d’André Pézard) ou de l’alexandrin : dans ces deux cas, les vers sont non rimés, sans la structure strophique propre à la terzina.

D’autres traductions se sont efforcées d’adapter le rythme de la Commedia à la sensibilité du lecteur contemporain et ont choisi le vers libre (parmi elles, la plus belle au XXe siècle est celle de Jacqueline Risset). Aucune d’entre elles cependant n’a pris en compte le nœud central de la question du rythme de la Commedia : la terzina. Et, faut-il ajouter, aucune, même durant les siècles précédents, ne l’a fait de manière systématique, pour le poème entier, comme s’est proposé de le faire la traduction de Danièle Robert.

Une œuvre de Miguel Barcelò qui a illustré la Divine Comédie

Or, la terzina n’est pas un élément accessoire ni l’un des aspects qui contribuent à déterminer le rythme de la Commedia : elle est ce rythme ; ou plutôt elle est – pourrait-on dire – le poème même. Dante l’a inventée tout exprès. Inventée : oui. Il est vrai que, dans le champ de la métrique, les spécialistes font souvent dériver la terzina dantesque de la strophe du sirventès composée de trois hendécasyllabes monorimes plus un pentasyllabe dont la rime nouvelle devient celle des trois hendécasyllabes de la strophe suivante, et ainsi de suite. Mais cette origine-là est assez lointaine : cette strophe a pu suggérer à Dante l’un des modes possibles d’enchaînement des strophes ; en revanche, ce qui est proprement dantesque, c’est l’exigence de lier cet enchaînement au nombre trois et l’extraordinaire nouveauté d’avoir inséré l’élément moteur de la chaîne non pas à la fin mais à l’intérieur de la strophe. Quand une strophe se termine, la nouvelle est déjà présente ; elle l’était – par la rime intermédiaire – à l’intérieur de la strophe qui la précédait : qui écoute cette structure éprouve à l’oreille une sensation analogue à celle, visuelle, de quelqu’un qui voit arriver sur la ligne de brisement les petites vagues que la mer porte par temps calme : la crête de la nouvelle vague s’élevait déjà de l’intérieur de celle qui vient de se déposer sur le sable, et ainsi de suite. Le poème dantesque, par la force de la terzina, devient ainsi une succession de vagues rythmées, fondées sur le nombre de prédilection du poète, le trois.

La construction de la Commedia se fonde sur ce rythme, qui la décide. Le chercheur le plus attentif à la syntaxe dantesque, Giuseppe Lisio – toujours insurpassé à plus d’un siècle de distance –, a noté que, des 3422 structures syntaxiques réparties sur les 4711 terzine de la Commedia “seules 208 ne s’achèvent pas avec le vers[[Giuseppe Lisio, L’arte del periodo nelle opere volgari di Dante Alighieri e del secolo XIII. Saggio di critica e di storia letteraria, Bologna, Zanichelli, 1902, p. 114.]]” : une déviation du standard d’à peine plus de 6 % qui non seulement ne dément pas mais confirme que la Comédie est bien le rythme de la terzina ; le développement de la pensée de Dante ou, pourrait-on aller jusqu’à dire, la pensée même de Dante coïncide dans le poème avec la succession des vagues des terzine.

Danièle Robert

Voilà pourquoi j’ai parlé d’événement à propos de la traduction de Danièle Robert : cette exceptionnelle traductrice[[Danièle Robert, mises à part ses autres traductions de textes latins – pour lesquelles elle a reçu des prix prestigieux – et d’auteurs contemporains anglais et italiens, est déjà connue, pour qui s’intéresse à la littérature italienne des XIIIe et XIVe siècles, pour sa si belle traduction des Rime de Guido Cavalcanti (Senouillac, vagabonde, 2012).]] a voulu, une fois pour toutes, affronter le nœud central de la question du rythme de la Commedia. Et s’agissant d’un nœud ô combien complexe, elle a voulu, au lieu de le dénouer, le trancher par une décision non moins résolue que celle avec laquelle, d’après la légende, Alexandre le Grand aurait tranché d’un coup d’épée le nœud gordien. Trêve de tous les “maquillages” ou “travestissements” par lesquels, dans l’histoire des traductions françaises de la Commedia du XVIe siècle à nos jours, tant d’autres ont tenté de déplacer d’une langue à l’autre l’enchaînement de la terzina. Danièle Robert a choisi la solution à la fois la plus facile et la plus difficile : traduire le poème selon les terzine dantesques – elles qui, enchaînées à la rime du vers médian, acquièrent, comme je l’ai dit précédemment, un rythme de “vagues” ; soit, dans ce cas, une alternance libre de décasyllabes et d’hendécasyllabes pour mieux répondre – comme elle l’explique dans son introduction – à l’extrême variété de l’endecasillabo italien.

Certes, ce choix pouvait comporter le risque d’une traduction pour ainsi dire archéologique, voire embaumée, momifiée dans un langage déterminé par le choix métrique et rimique plutôt que par les nécessités du développement narratif du poème : un langage figé, peu vivant, n’adhérant pas à la diversité des situations constamment changeantes proposées par le poème. C’est en cela que résidait la difficulté majeure, propre à éloigner des siècles durant les traducteurs de cette solution. Mais Danièle Robert échappe à ce risque car elle est par ailleurs une auditrice passionnée de musique[[Il est peut-être utile de rappeler ici la belle biographie de Billie Holiday qu’elle a publiée en 1993 sous le titre Les Chants de l’aube de Lady Day (Cognac, le temps qu’il fait). Une biographie qui montre à chaque page l’extraordinaire passion qu’elle nourrit à l’égard de la musique.]]. Ses oreilles en sont si pleines qu’elle n’a eu aucun problème à trouver la “musique des mots[[Je me permets d’utiliser ici une expression qui constitue le titre de l’un de mes récents volumes d’études littéraires, La musica delle parole. Come leggere il testo poetico e altri saggi, Roma, Editoriale Anicia, coll. “Teoria e storia dell’educazione”, 2016. Dans l’essai qui donne son titre à l’ensemble, j’aborde précisément la question du rythme dans le texte poétique.]]” dont elle avait besoin au fur et à mesure. Dans ses vers, les vagues des terzine ne portent aucune trace de gaucherie ni même du plus petit embarras. Elles se succèdent avec une fluidité si naturelle que le lecteur en reste comme surpris : on peut dire qu’il n’en croit pas ses oreilles.

Une oeuvre de l'artiste romain Gianni Testa

Mais il y a plus. Dans cette traduction, la musique des mots se lie spontanément à un style qui est, lui aussi, un fidèle miroir de celui de Dante : fidèle même lorsque la forme originelle de Dante présente des difficultés non négligeables pour le lecteur italien. Fidèle comme une copie ? Non. Danièle Robert ne copie pas, elle réinvente. Et le fait avec une extraordinaire vitalité créatrice.

Pour avoir un premier exemple de cette vitalité, nul besoin d’attendre : on le trouve dans le premier vers : “Étant à mi-chemin de notre vie”, avec cette absolue nouveauté d’écrire “mi-chemin” au lieu du “milieu du chemin” comme presque toutes les traductions du xxe siècle [[Seule une traduction, au début du XXe siècle, la première, emploie non pas l’expression “milieu du chemin” mais “moitié de ma route” : celle d’Amédée de Margerie (La Divine Comédie de Dante Alighieri, traduction en vers français accompagnée du texte italien, d’une introduction historique et de notes explicatives en tête de chaque chant, Paris, chez Bray et Retaux, 1900.) Pour une étude exhaustive des traductions françaises de la Commedia au XXe siècle, cf. Martine Van Geertruyden, “Le traduzioni francesi della Commedia nel Novecento”, in Critica del testo (Roma), XIV (3, 2011), pp. 203-226. Dans notre siècle, un autre importante traduction emploie l’expression “moitié du chemin” : La Comédie. Poème sacré (Enfer. Purgatoire. Paradis), édition bilingue (traduction révisée pour la publication au format de poche), introduction traduction et postface de Jean-Charles Vegliante, Paris, “Poésie/Gallimard”, n° 480, 2012.]] ; non seulement celle-ci restitue avec précision le rythme de : “Nel mezzo del cammin di nostra vita”, mais elle introduit le poème avec une expression adverbiale du vocabulaire courant, discursif, qui correspond parfaitement au choix qu’a fait Dante d’un niveau de langue “comique” (par opposition à “tragique” – d’où le titre de l’œuvre). Je n’aborderai pas ici l’importante question de ce choix dantesque ; choix de style et de vie, s’il est vrai (et c’est bien le cas) que lui correspond l’abandon de la composition des deux grandes œuvres doctrinales que Dante était en train d’écrire : le De vulgari eloquentia et le Convivio.

Je vais prendre appui sur la prise en compte des niveaux de langue par Danièle Robert pour donner d’autres exemples de cette vitalité créatrice que je viens d’évoquer.

Je pense au choix, beau et courageux, qu’elle a fait pour un autre premier vers, celui du chant VII, le fameux : “Pape Satàn, Pape Satàn, aleppe !” Ici, elle profite de l’interprétation incertaine du vers pour réinventer avec audace et impertinence l’original avec un : “Pape Satàn, Pape Satàn, ahi !” qui lui permet de saisir, certes, le sens de l’ “aleppe” dantesque (la première lettre de l’alphabet hébraïque que presque tous les commentateurs, en particulier les anciens, prennent comme une expression de douleur), mais d’introduire en outre avec le plus grand naturel la série de rimes de cette terzina initiale et de la suivante. La beauté demande du courage et, de fait, le résultat est magnifique.

On peut en dire autant de l’attaque, très difficile, du chant suivant : “Io dico, seguitando, ch’assai prima”. Ici, Dante emploie, en y insistant, une technique très originale de flashback [[Une technique si originale pour l’époque que les contemporains de Dante ne l’ont pas comprise et se sont évertués à expliquer le début de ce chant par une légende selon laquelle le poète aurait composé les sept premiers chants à Florence et aurait utilisé cette formule pour souligner, bien des années plus tard, la reprise de l’écriture du poème.]], et il fallait absolument ne pas négliger dans la traduction le sens fort des deux mots clés, “seguitando” et “prima”, ce dernier étant par ailleurs en opposition avec l’expression “al da sezzo” qui conclut le chant précédent : “Venimmo al piè d’una torre al da sezzo.” Danièle Robert, après avoir respecté la place de l’adverbe en fin de vers : “Nous parvînmes au pied d’une tour enfin”, reprend au premier vers du chant VIII les deux mots clés en les rattachant au chant VII comme en écho de la langue italienne : “Disons, pour continuer, que bien avant…”.

G. Doré, 1861 - Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’enfer

Il est impossible, bien entendu, de relever une à une toutes les solutions adoptées pour suivre le rythme dantesque tout en restant fidèle à sa langue. Mais pour conclure je voudrais signaler, pour les lecteurs tant français qu’italiens, le bonheur de lecture que constitue le chant XXV lorsqu’on lit les textes en regard. Ce chant n’est pas l’un des plus célèbres de la Commedia mais c’est l’un de ceux où l’imagination dantesque s’exprime de la façon la plus débridée et – c’est là qu’est la beauté – dans une sorte de joute directe et explicite avec Ovide (“Taccia di Cadmo e d’Aretusa Ovidio”, écrit le poète au vers 97). Pourquoi est-ce beau ? Parce qu’Ovide est l’un des poètes aimés et traduits par Danièle Robert et parce que, transportée peut-être par sa passion ovidienne, elle atteint ici l’un des sommets de sa double virtuosité, rythmique et lexicale. L’un des chants les plus difficiles de la Commedia devient ainsi, dans sa traduction, une sorte de partition pour une danse à laquelle le lecteur se sent tenu, en quelque sorte, de participer : je parie que les lecteurs dont l’oreille musicale est affûtée se lèveront de leur siège pour bouger au rythme de cette traduction qui, j’y insiste, est vraiment un événement culturel de dimension européenne.

Michele Tortorici

(traduit de l’italien par Stéphane Lagorce)

***

Le livre :

Enfer
de Dante Alighieri
traduit de l’italien, préfacé et annoté par Danièle Robert

édition bilingue
Actes Sud (2016)
http://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/la-divine-comedie-enfer
528 pages, 25 €

***

La librairie italienne Tour de Babel et les Editions Actes Sud
à l’occasion de la parution de la nouvelle traduction,
en terza rima, de l’Enfer de Dante
vous invitent à rencontrer la traductrice Danièle Robert
avec la participation de Jean-Baptiste Para
le mardi 7 juin 2016, à partir de 19h

Librairie Italienne
TOUR DE BABEL
10, rue du Roi de Sicile – 75004 Paris
M Saint-Paul – Tél. 01 42 77 32 40

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Michele Tortorici
Michele Tortorici, originario di Favignana (l’isola più grande dell’arcipelago delle Egadi all’ovest della Sicilia), vive a Velletri, vicino Roma. Uomo di scuola, studioso di storia della letteratura italiana, è poeta e saggista (Cavalcanti, Dante, Petrarca, Leopardi). Dopo la sua prima raccolta di poesia, 'La mente irretita' (Manni, 2008), pubblicata in Francia con il titolo 'La Pensée prise au piège' (Vagabonde, 2010), tradotta da Danièle Robert e con testo a fronte, ha pubblicato altri libri di poesia :' I segnalibri di Berlino' (Campanotto, 2009), 'Versi inutili e altre inutilità' (Edicit, 2010), 'Viaggio all’osteria della terra' (Manni, 2012). Nel 2013 ha fatto il suo esordio in narrativa con il romanzo breve 'Due perfetti sconosciuti', in francese 'Deux parfaits inconnus', tradotto da Danièle Robert (Chemin de ronde, 2014). Nel 2016, ha pubblicato 'La musica delle parole. Come leggere il testo poetico e altri saggi' (Editoriale Anicia). E altri ancora: https://www.ibs.it/libri/autori/michele-tortorici

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