Faux témoignages de Lorenzo Cecchi, une fiction qui n’en est pas une.

Dans “Faux témoignages”, 50 ans de souvenirs heureux, tristes ou cocasses d’une famille italienne originaire de Morravalle, un village des Marches, immigrée dans l’après-guerre en Belgique pour suivre Osvaldo, le père embauché dans les charbonnages en Wallonie. Entre ici et là-bas, entre hier et aujourd’hui, le souvenir, soudain, sublime l’Histoire. C’est la joie de vivre et non la mélancolie qui anime les hommes et les femmes de Lorenzo Cecchi!

Tous les Italiens ne sont pas vantards, fanfarons et vaniteux. Notez-le!

Tous les Italiens ne mettent pas en avant leurs titres académiques: docteur, avocat, ingénieur… “Oh, Bonjour Monsieur le Géomètre, comment allez-vous!?”

Il y a quelques années, ma collègue Chiara avec laquelle je travaille depuis des années, au cours d’une pause déjeuner, entre deux leçons, me confia, à voix basse et avec un certain embarras teinté de modestie, être en possession d’un doctorat de la Sorbonne! Et elle n’en avait jamais rien dit! Pendant des années!

Et tu ne m’en as rien dit, lui ai-je reproché. Mais quelle différence ça fait, me répondit-elle, laconique. Histoire de fou, à croire qu’elle était nordique!

Docteur en quoi ? – me renseignais-je.

– J’ai fait une thèse sur le “Lessico famigliare” de Natalia Ginzburg. Ainsi me l’annonça-t-elle alors, en toute simplicité, entre un sandwich et un café avalés à la hâte.

Lessico famigliare de Ginzburg (“Les mots de la tribu” – titre de la traduction française publiée chez Grasset) est un ouvrage exceptionnel, qui, à travers des expressions, locutions et expressions typiques de la famille de l’écrivaine, reconstitue une sorte de grammaire de l’existence de la famille Levi entre les années 1920 et 50.

Ce qui m’a toujours étonné dans ce roman, c’est la clarté avec laquelle Natalia Ginzburg reconstruit ses souvenirs, une mémoire d’éléphant, qui se souvient des détails les plus infimes, des micro-événements d’une famille et, de là, passe aux macros événements sociaux. Mais comment a-t-elle fait ? Je pose cette question à Chiara, car maintenant que je sais qu’elle est “docteur”, elle ne m’échappera plus. Natalia Ginzburg aura sûrement enquêté auprès de ses proches, fait des recherches, recueilli non seulement ses propres souvenirs mais aussi ceux des membres de sa famille encore en vie. Elle aura fouillé dans les photographies et les documents et, probablement, chaque image lui aura rappelé un épisode caché dans les plis de l’oubli.

Ah! L’oubli, quel mot terrible! Les trous, la perte de mémoire et donc de soi-même… Mais dans la dynamique narrative, ce processus effrayant peut être endigué, comme si le récit, l’histoire, l’affabulation étaient un médicament contre la perte de mémoire. Là où le souvenir s’est effacé, l’ imagination intervient, rien ne se perd, tout se reconstruit.

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Donc “Faux Témoignages”, proclamation du vrai, éclairée par le faux. Lorenzo Cecchi a commencé à reconstruire sa grammaire familiale personnelle par une invocation à William Faulkner, qui va dans ce sens: “ … et qu’en sublimant le réel en apocryphe j’aurais toute liberté d’utiliser au maximum tout le talent que je pourrais avoir”. Le grand Faulkner, connu pour des récits construits autour de plusieurs points de vue et ses décalages temporels dans la chronologie de l’histoire, a apparemment entendu la prière de Lorenzo Cecchi et l’a éclairé.

Quel endroit génial! Je revois quelques scènes. Attendez… ça revient….”. Et le rideau se lève sur les lieux de son enfance, pas tout à fait les siens, mais d’autres, entendus raconter par ailleurs. “Qui d’autres encore dans la plage de farniente? Je ne m’en souviens plus… Ah, oui! Le grand Marc. Un gars, la trentaine…”. Des personnages émergent de la brume de la mémoire, connus et inconnus, faisant partie de la famille ou de passage, leurs traits au départ vagues deviennent progressivement plus nets, comme leurs gestes, et ainsi naissent des épisodes, des scénettes et des anecdotes parfois mélancoliques, parfois ironiques.

La mémoire vacille, trébuche, mais Cecchi ne s’y arrête pas et avec le fil de l’imagination, recoud sur le tissu de la mémoire la trame d’un chemin qui s’était naturellement interrompu.

La vie des immigrants est un voyage interrompu, une rupture avec le passé; c’est être étrangers dans un pays étranger, c’est la maison natale qui devient, au fil du temps, étrangère.

Nous parlons des immigrants d’après la seconde guerre mondiale, nous parlons des hommes de l’Italie centrale, de la région des Marche, en ce cas-ci, qui sont partis pour travailler dans les mines. C’était un saut dans le vide: “Osvaldo et Giovanni ont fait souche en Belgique dans cette région dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence et qui s’appelle Wallonie. Leurs descendants sont nées à Charleroi, Ottignies, Liège, enfin, là où l’on trouve des maternités”.

Et tout avec le temps se confond et se perd: “Leurs petits-enfants ne savent rien d’eux et ne les ont pas connus”.

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Lorenzo Cecchi commence un peu par hasard à reconstruire la mémoire de sa famille, encouragé par son vieux professeur: “Tu devrais écrire tout cela, c’est important”.

L’appel devient impératif et, pousse, l’écrivain, à une certaine urgence. Réécrire l’histoire de sa famille a le parfum d’une mission, un héritage que Cecchi propose, au lecteur, mais aussi, et peut-être surtout, à ses propres enfants. Plus d’une fois, l’auteur leur parle directement, comme il s’adresse à nous tous, se présentant en «Votre humble serviteur», comme si sa tâche était simplement de témoigner, sans jamais intervenir.

Il écrit pour ne pas oublier son père Osvaldo, ce père jeune, impulsif et coléreux, ce père malade de la silicose, ultime cadeau de la mine, qui se suicide dans une chambre d’hôpital, parce que, l’homo faber, veut mourir avec dignité, avec la même dignité qu’il a vécu sa vie. Ce n’est pas du désespoir, mais du fier orgueil. Et il est beau ce témoignage numéro 7, dans lequel le fils laisse la parole à son père. Ce n’est plus à l’écrivain de parler, mais au père et nous pouvons presque voir ce père fatigué: “parle, pour que je te voie”, disait Socrate et le père parla.

Osvaldo est un peu partout, accompagné par son inséparable ami Giovanni. Inoubliable l’oncle bien-aimé Giuseppe Sartori, un violoniste passionné, qui fuyait avec la musique le quotidien “calvaire des tourments et des déceptions”. N’oublions pas non plus l’épouse de l’oncle Giuseppe, tante Maria, femme dure, mais qui adore chanter Celentano, Rocco Granata, Peppino di Capri, Mina et qui, pendant qu’elle chante, serre fort le petit Lorenzo Cecchi sur sa ‘forte poitrine’, alors qu’il est invité à Ancona pour respirer l’air de la mer et pour recouvrer de l’appétit. Grand-mère Bettina et grand-père Salvatore, le terrible grand-père Gédéon, oncle Ferruccio, oncle Ernesto et sa famille nombreuse.

Ils sont nombreux les personnages qui gravitent autour de la famille: “La maison attirait les visiteurs en nombre”. Tous décrits d’une plume légère, avec affection, ironie et un certain regard amusé qui rend ces témoignages extrêmement agréables et jubilatoires. Ceux-ci, de 1946 aux années 70, non seulement nous racontent l’histoire de la famille Cecchi, mais aussi l’évolution de toute une société.

Aujourd’hui, Lorenzo Cecchi a 63 ans, il a commencé à écrire régulièrement depuis quelques années et en un rien de temps il a bouclé 4 romans.

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«Faux Témoignages», écrit en premier, paraît en 2014 après «Nature morte aux papillons» (Le Castor Astral, 2012), un beau roman au ton de polar-noir, très bien orchestré, encore très autobiographique et dans lequel on retrouve un grand nombre des personnages esquissés dans ses «Faux témoignages».

Je vous conseille de lire les deux livres dans l’ordre chronologique de leur écriture et non dans celui de leur publication. Il sera amusant pour le lecteur de noter que le degré de fiction dans le travail de Cecchi est de plus en plus important et que les personnages rencontrés dans «Faux Témoignages», de réels deviennent fictionnels. Une fiction qui leur donne une épaisseur plus réaliste.

Le dernier roman «Petite Fleur de Java» (Editions ONLIT), clôture la trilogie de l’autofiction. Il reste peu d’ autobiographie dans ce dernier. Le quatrième roman, qui doit sortir en 2016, sera de pure fiction, de pure imagination.

Décider de parler de soi-même est un choix très clair et, à mon avis, très courageux, il nous oblige à revoir notre propre existence et à la remettre en question. C’est le fait même d’écrire qui la remet en question, qui la fait se modifier, la réinvente et change la perception que nous avions de nous-mêmes.

Je rends hommage à ce “jeune” écrivain italo-belge, qui a été en mesure de réaliser en un temps si court, la grande ambition de Jean-Paul Sartre:

C’est ça que j’aurais voulu écrire: une fiction qui n’en soit pas une”.

Carla Cristofoli

LIEN à l’article original en langue italienne publié sur Altritaliani.

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Lorenzo Cecchi est né à Charleroi le 6 juillet 1952 de Dante et Graziella, tous deux venus d’Italie. Agrégé de sociologie de l’ULB, marié à une Hollandaise et père de quatre enfants, Lorenzo Cecchi a été enseignant, animateur de maison de jeunes, directeur de centre culturel, promoteur des spectacles, administrateur de sociétés, ou encore commissaire d’exposition. Durant dix ans, il a enseigné la philosophie de l’art à l’académie des Beaux-arts. Lorenzo Cecchi a encore été chanteur et harmoniciste du groupe « Too late blues band » en compagnie notamment de William Dunker. Il est enfin devenu écrivain. Son premier roman, «Nature morte aux papillons» au Castor Astral (2012) a été sélectionné pour le Prix Première de la RTBF, le prix Alain-Fournier, ainsi que les prix Saga Café et des lecteurs du magazine « Notre Temps ». ‘Nature morte aux papillons’ a été suivi par ‘Faux temoignages’ (2014) et ‘Petit fleur de Java’ (2015) parus chez ONLIT Éditions.

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Présentation de l’éditeur (ONLIT EDITIONS) et commande en ligne:
http://www.onlit.net/products/faux-temoignages

Dans l’Italie d’après guerre durement frappée par le chômage, le jeune Osvaldo, pour s’être rebellé contre un père violent, se voit contraint de quitter Morovalle, un petit village des Marches noyé de soleil. Le jeune homme prend le train pour Charleroi où l’on engage dans les charbonnages. Ainsi débute Faux Témoignages, le nouveau roman de Lorenzo Cecchi, une éblouissante chronique qui retrace cinquante années d’immigration italienne, à travers le prisme d’une bouillonnante histoire familiale.

À cheval entre ici et là-bas, entre hier et aujourd’hui, le souvenir, soudain, sublime l’Histoire : comme on avance tout en reculant ! C’est l’heure du retour dans le paradis perdu, celui de l’enfance, des rires, des dîners en famille, de l’adolescence, des maisons qui se remplissent d’enfants, puis peu à peu se vident et finissent enfin par disparaître. N’y voyez cependant rien de triste ou de mélancolique car c’est partout la joie de vivre qui anime les hommes et les femmes de Lorenzo Cecchi !

Prix papier | 12 euros | 978-2-87560-041-7

Nombre de pages : 144
Version Numérique offerte à l’achat du livre Papier !

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Carla Cristofoli
Carla Cristofoli è nata a Cagliari. Dal 2008 vive e lavora a Parigi, dove insegna italiano. È autrice di due racconti per bambini. Scrive regolarmente brevi racconti, pubblicati su riviste online. È co-fondatrice e responsabile di FormaRes.fr, centro online di formazione per la lingua italiana. Dal 2015 collabora con il magazine Altritaliani.net, per il quale pubblica recensioni su romanzi, raccolte di racconti e poesia a tematiche contemporanee.

2 Commentaires

  1. Faux témoignages de Lorenzo Cecchi, une fiction qui n’en est pas une.
    J’ai trouvé l’article très intéressant. Bravo!

    Quant au livre j’ai essayé de me connecter au site de l’éditeur mais les indications pour le payement étaient en anglais !!!!

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