L’invention de la vérité, roman de Marta Morazzoni

Quelquefois les fils des lectures se croisent et tissent encore une autre œuvre autonome qui grandit en nous comme une toile sur laquelle s’inscrivent nos propres sentiments, mêlés aux sentiments des auteurs. Ce «Roman inventé» je l’inscrivais dans la marge de
«L’invention de la vérité», le roman de Marta MORAZZONI, paru, à Milan en 1988, qui a mis un long temps pour parvenir jusqu’à nous, aux éditions Actes/Sud (2009), traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli.


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Ce croisement de fils est d’autant plus frappant qu’il s’agit d’une histoire de broderie. Certes, dans ce roman, il est question de La Tapisserie de Bayeux, de l’équipe des trois cents brodeuses émérites recrutées par la Reine Mathilde pour qu’elles exécutent son grand projet de lin et de laine. On y suit le chemin de l’aiguille d’une brodeuse venue d’Amiens, une certaine Anne Elisabeth dont on imagine le beau profil penché, en silence, sur l’ouvrage royal. Mais très vite Marta Morazzoni mêle deux histoires parallèles.

On suit, un chapitre sur deux, l’élaboration de la grande œuvre de Mathilde et la visite contemplative de John Ruskin dans la cathédrale d’Amiens…

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D’où vient l’idée de cette rencontre fantastique, Madame Morazzoni ? Est-ce parce que John Ruskin a fait cette étrange remarque dans La bible d’Amiens que «L’extérieur d’une cathédrale française est comme l’envers d’une étoffe ?» Qu’y a-t-il de commun entre ces deux personnages que tout sépare, y compris l’implacable vérité chronologique ? Est-ce la recherche de la beauté, l’exigence et le goût de l’absolu qui relient la petite brodeuse et l’auteur de La Bible d’Amiens ? Certes, mais c’est bientôt le lecteur qui est projeté au creux de ce roman-toile où le mythe d’Arachné rejoint celui de Pénélope.

Et comme s’il n’y avait pas assez de monde dans cet imbroglio je me suis sentie obligée d’inviter Pierre Loti !

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Quand la jeune brodeuse, qui ne connait pas la mer, demande justement à broder les vagues, j’ai pensé à ce qu’écrivait le futur écrivain voyageur lorsqu’échappant à la surveillance de sa grand-mère, à l’île d’Oléron il a découvert l’océan:
«Evidemment, c’était ça ; pas une minute d’hésitation, ni même d’étonnement que ce fut ainsi, non, rien que de l’épouvante ; je reconnaissais et je tremblais.» Pierre Loti avait inventé la mer avant de la rencontrer. Il n’aurait plus de cesse de s’y confronter et de s’y perdre, comme Anne Elisabeth s’est perdue au milieu des broderies,
«ces vagues précieuses sur lesquelles l’armée royale de Guillaume naviguait : elle entendait à peine, autour d’elle, le bourdonnement et l’ondoiement de la marée curieuse».

Tout se télescope, ma lecture et mes rêveries. Ce n’est plus un roman, c’est la vérité, l’invention de la vérité. Mon esprit vagabonde et s’y perd comme dans un labyrinthe, comme ceux des cathédrales : «A Chartres, il ressemble au dessin d’une marguerite enfantine à quatre pétales, autour desquels se sont enroulées en une étreinte protectrice, les feuilles, et elles ont inventé un parcours simple, dans lequel il semblerait impossible de se perdre. La Vierge à laquelle sont dédiées les cathédrales est la nouvelle Ariane qui tient dans sa main la pelote de fil, le chemin du retour du labyrinthe terrestre» écrit Marta Morazzoni qui, avant d’abandonner son lecteur au creux de la beauté, laisse la dernière phrase à John Ruskin, lui-même : «On peut imaginer des choses fausses, et composer des choses fausses ; mais seule la vérité peut être inventée.»

Monique Coudert

L’Invention de la vérité de Marta Morazzoni traduction de Marguerite Pozzoli – Actes Sud- (Lettres italiennes) 2009 – Titre original : L’Invenzione della verità – Longanesi et C., Milan 1988

Pierre Loti de Lesley Blanche – ed. Seghers- Paris 1986

L’auteur

linvention-verite-marta-morazzoni-L-4.jpgMarta Morazzoni a été révélée au public par son premier livre, La Jeune Fille au turban (1986), traduit en neuf langues. Professeur de lettres et d’histoire, critique littéraire, elle est l’auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles. L’Invention de la vérité a également été récompensée par le prestigieux Prix Campiello. (source l’éditeur)

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