Emilio Lussu: Les Hommes contre (Un an sur l’Altipiano)

“Les Hommes contre”, Uomini contro, ainsi s’intitulait le film que Francesco Rosi tira en 1970 du livre d’Emilio Lussu, Un anno sull’altipiano. C’est celui qui fut retenu par les éditeurs [[Austral (1995), puis Denoël (2005), premières éditions en langue française actuellement très difficiles à trouver.]] pour la traduction française. Il vient d’être republié en poche chez Arléa en avril 2015 et est à nouveau disponible en librairies. Une excellente nouvelle! “Les Hommes contre” est l’un des grands textes de la littérature sur la Première Guerre mondiale dont nous recommandons vivement la lecture.

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Une année sur le haut-plateau d’Asiago, en 1916, à deux centaines de mètres des tranchées autrichiennes. Lussu, combattant et narrateur, recrée cette promiscuité barbare et absurde où seul l’alcool semble permettre de résister à l’abattement physique et moral qui étreint aussi bien la troupe que certains gradés. Pourtant, cette guerre, l’étudiant en droit à l’Université de Cagliari l’a justifiée, animé du désir très risorgimentale de reprendre à l’Autriche les terres non «rachetées» et, en démocrate, de lutter contre l’autoritarisme des empires centraux.

Vingt ans plus tard, aux heures brûlantes du fascisme, à la veille d’un second conflit, il revient, pensif, sur son engagement et «raconte sa guerre». Une année, sur les quatre qu’il a vécues au sein de la Brigade des paysans et des bergers de la Sassari, l’année qui précède le Verdun italien, Caporetto, et ses onze batailles sur l’Isonzo avec ses 157.000 morts.

Le livre se veut tout d’abord document historique. On notera la minutie, le souci didactique avec lesquels sont indiqués dates, noms de lieux, numéros des bataillons, appellations des tranchées, grades personnels obtenus au cours de ces quatre années, même si Lussu reconnaît que sa mémoire peut être partielle. Du coup son témoignage prend toute sa force et il est implacable: l’impéritie du haut commandement pour une guerre en montagne, la coupable technique du harcèlement qui envoie les troupes à l’assaut, sans soutien d’artillerie, l’emploi de pinces rouillées pour couper les barbelés, jusqu’à celui de cuirasses tout aussitôt criblées de trous. Il est vrai que «Les Romains triomphèrent grâce à leurs cuirasses», s’entête le général au regard dément et au verbe ronflant, celui où puisera un Mussolini.

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Les soldats, aux semelles tricolores en carton, parlent de tuer ce «boucher», mais certains veulent rapporter chez eux quelques lires dans des missions risquées. Sous la direction d’un officier adepte du «défaitisme révolutionnaire», il leur arrive de piller le dépôt de vivres des officiers. Les voilà aussi s’en prenant aux privilèges des gradés, émergeant à leur conscience d’êtres exploités : «Oui, ils meurent aussi mais avec tout le confort possible. Biftecks le matin, biftecks à midi, biftecks le soir. – Et ils touchent tous les mois un salaire qui suffirait chez moi pendant deux ans». Puis les voilà exténués par les combats, «A bas la guerre, nous voulons un repos», frôlant la mutinerie, punie comme telle par un major, qui tombe sous les balles du peloton commis à leur exécution. Fait rarissime rapporté par son témoin.

Voix unique que celle de Lussu dans le récit de guerre italien car voix tardive, enrichie par son inlassable combat d’«homme contre». Contre un régime qui tenta de l’assassiner, l’assigna à la déportation puis à l’exil où il rédigea «sa» guerre, proposant modestement de rassembler ses souvenirs personnels agencés au mieux mais dans une prose «sobre, cristalline, aiguisée comme un couteau» (Tabucchi). Cet «irrégulier de la littérature» ( M. Isnenghi), privilégie le dialogue, socratique, dialectique, celui qui favorise le débat, la vivacité directe du témoignage. Sa prose fuit le pathos, à la rare exception de la mort d’un ami et d’une permission familiale, elle met à distance dans le maniement magistral de la satire, de l’humour noir, de l’ironie. Et l’on rit des douloureuses drôleries de la nature humaine sans jamais perdre de vue un drame aux lourdes conséquences dans l’histoire de l’Italie, où Lussu prit donc lucidement sa part d’ «homme contre».

Emmanuelle Genevois

PRESENTATION DE L’EDITEUR

LES HOMMES CONTRE

Arléa Poche

Traduit de l’italien par Emmanuelle Genevois et Josette Monfort

Emilio Lussu

Dans une fresque humaniste teintée d’un humour tragique, Emilio Lussu raconte l’année 1916-1917 sur le front de guerre entre l’Italie et l’Autriche-Hongrie. Parmi la neige et la rocaille des hauts plateaux alpins, soldats et officiers se débattent dans les mâchoires d’acier de la Grande Guerre. Les hommes tombent par milliers pour quelques mètres carrés de pierre et de boue. On croise des fantassins bouleversants d’humanité, un capitaine qui simule l’exécution d’un déserteur et le laisse fuir, mais aussi un général sanguinaire qui reproche au narrateur de ne pas s’être fait tuer au combat. Ce grand roman antimilitariste met en lumière la résistance de l’homme de troupe à travers la désertion, l’automutilation, le suicide et la mutinerie.

Publié en Italie en 1938, adapté au cinéma par Francesco Rosi en 1970, “Les Hommes contre” est l’un des grands textes sur la Première Guerre mondiale.

«Ce qui hisse “Les Hommes contre” au rang de chef-d’oeuvre, c’est que le livre parvient à nous réconcilier avec notre propre humanité.» (Philippe Claudel)

Prix :11 euros

328 pages, avril 2015, EAN : 9782363080837

L’AUTEUR

Emilio Lussu, 1916

Emilio Lussu est né en 1890 à Armungia (Cagliari) au sein d’une famille aisée et démocrate. Diplômé en droit, il milite en 1914 pour l’interventionnisme démocratique, partisan d’une alliance contre L’Autriche et l’Allemagne. Officier de réserve au sein de la Brigade Sassari, il participe à la guerre sur le front de Vénétie puis entame dès 1919 une intense vie politique. C’est en exil, où le contraint son opposition au fascisme, qu’il écrira la majeure partie de ses œuvres, parmi lesquelles La Marche sur Rome et autres lieux, Le Félin- Arte 2002 (Marcia su Roma e dintorni,1933), Les Hommes contre, Denoël 2005, Arléa 2015, traduction E. Genevois et J. Monfort (Un anno sull’Altipiano, 1938), chronique de l’année 1916 passée sur le haut plateau d’Asiago. Ont été traduits récemment par F. Pascal, et publiés à la Fosse aux ours, La Chaîne, 2014 (La Catena, 1929), Le Sanglier du diable, 2014 (Il cinghiale del diavolo, 1969).

Il partage la vie de Joyce Lussu, partisane et femme de lettres. Fondateur du mouvement «Giustizia e libertà», devenu proche du PSI, il sera député puis sénateur. Il meurt à Rome en 1975.

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