1984, Berlinguer, le PCF, l’eurocommunisme et la fin d’un rêve.

Enrico Berlinguer disparaît le 11 juin 1984, en pleine campagne pour les élections européennes. Le PCI obtiendra 33 % des voix, devançant pour la première fois la Démocratie chrétienne dans un scrutin à l’échelon national.

Aux mêmes élections européennes, le PCF obtient 11 % des voix: 4 points de moins qu’aux élections présidentielles et législatives de 1981, 9 points de moins qu’aux précédentes élections européennes de 1979. Avec 11 %, il devient, sur le plan électoral, un «petit» parti.

La situation des deux organisations est donc très contrastée. Pourtant, elles traversent la même crise et cette période du printemps et de l’été 1984 constitue pour l’une comme pour l’autre un même moment historique, qui marque pour nombre de militants des deux partis la fin d’un même rêve, celui à peine esquissé quelques années plus tôt, d’un «eurocommunisme».
L'appello all'Europa su L'“Unita”, organo del PCI

Les deux partis partageaient un projet, celui du passage au socialisme par la « voie démocratique » ; les communistes italiens parlaient de « démocratie progressive », les français de « démocratie avancée ». Ce projet passait par la conquête de leur autonomie par rapport à l’URSS et l’acceptation sans réticence des principes du modèle occidental de la démocratie représentative. Le PCI sur ce plan, et grâce à Berlinguer, s’était engagé beaucoup plus résolument et beaucoup plus loin que le PCF, acceptant d’aller jusqu’à la rupture avec le PCUS[[Parti communiste d’Union Soviétique]], jusqu’à l’affirmation de la «valeur historiquement universelle[[Discours de Berlinguer, prononcé à Moscou le 3/11/1977 à l’occasion du 60e anniversaire de la Révolution d’Octobre]]» des principes démocratiques et en particulier du pluralisme, choisissant la neutralité à l’égard de l’OTAN, soutenant la construction d’une puissance européenne qu’il aurait voulu autonome et neutre vis à vis des deux grandes puissances de l’époque, l’URSS et les USA. Le PCF, s’il s’était moins avancé, s’était pourtant éloigné du «grand frère» soviétique, avait officiellement abandonné la notion de «dictature du prolétariat», et se considérait désormais, lui aussi, comme un «parti de gouvernement».

Berlinguer, Carillo e Marchais

De cette dynamique commune, deux lectures étaient possibles. L’une d’elle renvoyait au modèle incarné par les partis sociaux démocrates de l’Europe «de l’Ouest» : le SPD[[Parti social-démocrate d’Allemagne]] de Willy Brandt, qui avait abandonné la référence au marxisme et à la lutte des classes lors de son congrès de Bad Godesberg en 1959 et fait depuis lors sa pleine mutation à l’économie de marché, et le parti social-démocrate suédois d’Olof Palme. Cette lecture était, en France, celle de François Mitterand et de l’un de ses plus jeunes collaborateurs, François Hollande ; en Italie, elle était, au sein même du PCI, celle de ce qu’on appelait «la droite», le courant représenté par Giorgio Amendola et Giorgio Napolitano.

Cette interprétation n’était pas celle de Berlinguer. lequel a toujours refusé que la rupture consommée avec l’Union Soviétique conduise le PCI à un alignement pur et simple sur la sociale démocratie européenne. L’opposition entre sa vision propre et celle de la «droite», et en particulier de Giorgio Napolitano, s’est jouée sur un rêve, celui d’un parti communiste qui ne soit pas un parti «bolchévique», inféodé à Moscou, sans être pour autant un parti social-démocrate, sans être, autrement dit, un parti qui se fixerait pour objectif de gérer au mieux l’économie de marché, en s’efforçant de faire valoir, dans ce cadre, et quand c’est possible, les intérêts des salariés et des
«classes moyennes», mais en s’interdisant de toucher à l’organisation de la propriété des «grands moyens de production».

C’est sur ce même rêve qu’en France s’est fracassée l’union de la gauche. Lorsque le PCF, à partir de 1977, a cherché a réorienter sa politique d’union, ce changement fut généralement attribué par les commentateurs au seul fait que cette politique profitait, électoralement, davantage à son allié socialiste qu’à lui-même. Mais dans la réflexion collective des communistes français à l’époque les raisons étaient plus profondes : il s’agissait d’inviter la société tout entière, toutes les « forces » sociales représentées par les «salariés», par les «gens», comme on disait alors de plus en plus souvent, à la table des discussions où se construisait «l’union de la gauche», laquelle devait être la traduction politique des mouvements émergents «à la base». C’est alors, en effet, que, dans les documents du PCF, on commence à parler d’autogestion. La question était bien, là encore, celle qu’affrontait Berlinguer : comment définir une politique de rupture avec le capitalisme qui soit démocratique et pluraliste, et qui, donc, rompe aussi, non seulement avec le modèle «bolchévique», mais avec le modèle social-démocrate post Bad Godesberg. Bref, un rêve…

Giorgio Amendola

Ce rêve a porté, fugitivement, un nom : l’eurocommunisme. Quelques rencontres officielles entre 1975 et 1977, quelques déclarations, un livre de Santiago Carillo, le secrétaire du parti communiste espagnol[[Eurocomunismo y Estado, 1977]], pour marquer avec une certaine solennité la prise de distance des trois principaux partis communistes occidentaux (le PCI, le PCF et le PCE) à l’égard de Moscou et dont ressortait cette idée, défendue sous des angles divers par les trois partis: la démocratie est à la fois une valeur, un but et le moyen d’atteindre ce but.

On sait que très vite, avec l’échec du «compromis historique» en Italie et avec la rupture de l’union de la gauche en France, le rêve s’est dissipé. En 1984, sa «spinta propulsiva» comme aurait dit Berlinguer, était épuisée. La mort du secrétaire du PCI sonne la fin d’une époque, tout comme la crise interne dans laquelle le PCF entrait après son très mauvais résultat électoral, crise qui devait se résoudre, au cours de l’été et de l’automne 1984, par la victoire des «conservateurs».

Trente ans plus tard, col senno di poi, et alors que François Hollande et Giorgio Napolitano sont devenus l’un et l’autre, dans leurs pays, présidents de la République, il est clair que c’est l’interprétation purement sociale démocrate, celle à laquelle Berlinguer refusait d’être assimilé, qui a prévalu. Pour le meilleur ou pour le pire ? La question mérite d’être posée au moment où le néo-libéralisme a fini par investir jusqu’à la sociale démocratie elle-même, la tirant vers le «social libéralisme».

Parmi les nombreux facteurs qui ont empêché les communistes italiens et français d’inscrire leur rêve, le rêve de Berlinguer, dans le réel, et au-delà même de ce qui a tenu aux hommes (pouvait-on imaginer personnages plus opposés que Georges Marchais et Enrico Berlinguer?), au-delà des raisons « culturelles » et de ce qui était déterminé par les histoires propres de chaque organisation, on doit relever leur incapacité à raisonner collectivement hors de leurs contextes nationaux.

On a souvent dit que le mouvement initié timidement entre 1975 et 1977 avec l’eurocommunisme avait avorté parce que les idées sur lesquelles il reposait n’étaient pas assez claires, parce que toutes les ambiguïtés n’avaient pas été levées. Mais c’est précisément de cela qu’il s’agissait : ouvrir un chantier, créer une dynamique, construire un mouvement dont on ne pouvait à l’avance savoir de quoi exactement il serait fait.

Chacun des partis se trouvaient pourtant face aux mêmes interrogations. Par exemple à propos de l’État : puisqu’on envisageait de le faire servir à une transformation sociale profonde, à travers la participation à un gouvernement, que ce soit sous la forme d’un gouvernement de «compromis historique» ou celle d’un «Programme commun de la gauche», il fallait bien que l’État soit autre chose qu’un simple instrument de la domination de classe, comme l’enseignait la vulgate marxiste orthodoxe. «Existe-t-il une doctrine marxiste de l’État ?» avait demandé, de manière un peu provocatrice, Norberto Bobbio en 1975[[Esiste una dottrina marxista dello Stato ?,
«Mondoperaio», août-septembre 1975]], question à laquelle la discussion ainsi déclenchée n’avait apporté, de la part des intellectuels communistes, que des débuts de réponse encore confus, où la référence à Gramsci faisaient elle-même partie d’une vulgate.

Par exemple à propos de «l’autogestion» : la participation des salariés à la gestion des entreprises pouvait-elle continuer à s’exercer de manière seulement passive, sous la forme d’élections de représentants du personnel dans les conseils d’administration, ou de la gestion étatique, via des experts et des techniciens, des entreprises nationalisées ? La démocratie comme valeur, comme but et comme moyen ne supposait-elle pas, à l’opposé de toute une tradition syndicale, une implication directe, dans la gestion, des ouvriers, des techniciens, des salariés ?

Berlinguer e Napolitano

Ces questions ont bien été abordés par les communistes italiens ou français et Berlinguer lui-même y a contribué. Les Italiens y répondaient, par exemple, à travers leur expérience de la gestion coopérative, à travers la dynamique des petites et moyennes entreprises dans les régions du centre qu’ils géraient, à travers un mouvement syndical qui s’était montré capable de développer une véritable recherche théorique, ouverte en particulier aux nouvelles sciences sociales. Le parti français s’était pour sa part engagé depuis longtemps, à travers les travaux de sa fameuse
«Section économique», dans une réflexion économique vivante et dégagée des dogmes anciens.

Chacun, cependant, est resté enfermé dans ses particularités nationales. Sans doute, des échanges avaient lieu, des liens personnels ou occasionnels se nouaient entre des dirigeants, des militants et des chercheurs, mais aucune structure de coopération n’a été créée, aucune équipe «transnationale» n’a travaillé… Les démarches collectives des deux partis sont restées parallèles et il ne semble pas qu’il y ait jamais eu, ni d’un côté ni de l’autre, de véritable vision de ce qu’aurait pu être une réflexion commune sur les questions communes rencontrées. L’argument de la spécificité nationale des chemins menant au socialisme, avancé pour se détacher de l’emprise du modèle soviétique, a contribué à justifier une certaine paresse intellectuelle collective. Une autre révolution était nécessaire, dans les démarches et dans les têtes.

Faute de cette révolution, les incompréhensions respectives ont très vite enrayé la dynamique rêvée de l’eurocommunisme. Je peux témoigner de ce que, par exemple, les communistes français ne comprenaient rien au discours d’Enrico Berlinguer sur
«l’austérité» ou sur la «question morale». Et que pouvaient-ils y comprendre, eux qui vivaient dans un contexte où ces termes avaient un autre sens, sans un patient travail de médiation, sans un dialogue, sans une discussion politique, pour lesquels aucun lieu n’existait ni ne fut créé ?

Cette révolution ne s’est pas faite et le rêve de Berlinguer est resté un rêve.

Patrick Goutefangea

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