“Une erreur humaine”, Sicile et mafia en scène. Entretien avec Gigi Borruso et Serena Rispoli.

Devenue à dix-sept ans l’épouse d’un mafieux, au fil du temps Lia prend conscience de sa condition et se rebelle… À Paris on joue “Une erreur humaine”, pièce de théâtre engagée du Sicilien Gigi Borruso qui, avec sa compagne Serena Rispoli, emmènent sur scène le public dans le douloureux voyage des femmes qui se révoltent contre la mafia. Une œuvre originale, sensible et d’actualité. Une preuve que le théâtre, s’il trouve des thèmes et des rôles, peut avoir encore longue vie. Un spectacle coproduit par Transit Teatro et le Theatro Biondo Stabile de Palerme.

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C’est dans un décor dépouillé et austère qu’évolue Lia (Serena Rispoli), une épouse et mère courage qui s’est révoltée contre les lois de son milieu. Une femme malheureuse qui vit désormais recluse – sur décision de sa belle-famille, dans un centre psychiatrique. On y prépare une fête pour la Madone, qui donnera lieu au traditionnel défilé de politiciens locaux, hélas souvent complices de cette mafia qu’elle refuse et qui est à l’origine de sa maladie.

Le directeur du centre (Gigi Borruso) est plongé dans les préparatifs tandis que sa patiente alterne les affabulations sur sa vie, son passé, et la conscience du nouveau rôle qu’elle endosse.

Lia, la protagoniste de la pièce, est une femme inventée mais non irréelle. À travers ses paroles nous pouvons imaginer l’histoire de beaucoup d’autres femmes, filles, mères, épouses d’hommes d’honneur. Ce n’est donc pas seulement elle qui est sur scène, mais tout un monde féminin qui au fil des ans a acquis la conscience de l’horreur à la fois sociale et existentielle que représente la mafia. Ce monde-là a payé très cher le refus de la mafia ou plutôt des mafias. Il y a des cas célèbres de femmes qui se sont donné la mort, qui ont été assassinées ou ont fini par se retrouver en proie à la dépression et la folie. Elles n’ont pas toujours réussi à avoir de l’Etat le soutien et le secours qui auraient été nécessaires. On pourrait dire que Lia incarne une certaine Sicile. Région qui, comme la Campanie ou la Calabre ne se résigne pas à n’être tristement connue que pour sa criminalité.

“Une erreur humaine” n’est pas seulement d’une critique politique, sociale ou culturelle mais bien plutôt existentielle qui fait de cette pièce une œuvre profondément humaine et méditerranéenne.

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1. Pourquoi ce titre: “Une erreur humaine”? Comment est née votre pièce?

Dans le titre nous “jouons” avec une expression courante, «un errore umano», qui s’utilise pour des incidents de diverses natures. Si Lia, la protagoniste de la pièce, est dans l’optique mafieuse, l’erreur à effacer, c’est dans cette erreur que réside pour nous toute forme d’espoir possible. L’erreur est ce qui nous définit comme “humains”, c’est le glissement imprévu qui permet au monde de se modifier.

Notre pièce est née en 2008, sur une demande précise de Serena. Elle avait envie de travailler sur certaines figures de femmes siciliennes qui au cours des dernières années ont eu le courage de rompre avec leurs familles d’origine, dénonçant publiquement la mentalité mafieuse et payant souvent de leur vie le prix de leur révolte. C’est à elles que notre spectacle est dédié. Après une première étude présentée en Toscane, au Festival Armunia de Castiglioncello sous forme de monologue, la pièce a grandi et pris au fur et à mesure sa forme définitive.

2. En ce moment et jusqu’au 12 avril, votre spectacle se donne à Paris, au Théâtre des Déchargeurs, à proximité du Châtelet. Le soir où nous avons eu le plaisir de le voir, il a été visiblement apprécié du public et chaleureusement applaudi. Il nous semble que votre travail va bien au-delà du thème du pouvoir de la mafia et du traumatisme moral subi par l’Italie. Quels sont les aspects universels de cette histoire sicilienne qui peuvent selon vous intéresser le public français?

Vous avez raison et ça nous fait plaisir que vous l’ayez souligné. Au-delà de la mafia, dans le spectacle, se croisent différents thèmes, que nous pourrions définir universels. Difficile de les citer tous. Nous allons seulement en mentionner quelques-uns. Un premier thème est celui de la folie. La folie en tant que réaction à une situation d’oppression, mais aussi en tant que ressource, instrument pour exprimer sa révolte et accéder à l’acte créatif. Depuis toujours – comme dans Hamlet-, le théâtre utilise la folie et se reflète en elle comme dans un miroir, dans sa façon altérée et complexe d’appréhender le réel et de le raconter.

La relation avec le pouvoir est un autre des thèmes abordés dans le spectacle. Le pouvoir abusif et criminel dans le cas présent, mais où l’on peut aisément entrevoir aussi les ombres du pouvoir politique/économique et ses dérives, communes à toutes les réalités. Sans vouloir faire des simplifications ou des analogies arbitraires, il est évident que le problème de la corruption concerne plus ou moins tous le pays du monde, sous des formes différentes. En Italie, ce phénomène a pris des proportions dramatiques et empêche le développement d’un système réellement démocratique.

Dans la pièce il est aussi question du rapport entre homme et femme, un rapport qui est ici considéré de façon extrême, observé à la loupe, en exaspérant les conflits. À bien y regarder, chacun de nous pourrait se reconnaître dans ces deux personnages. Leurs différences de perception et d’interaction avec le monde nous racontent les tensions entre deux univers, le féminin et le masculin, parfois impossibles à concilier.

Pour ce qui est de la façon dont le public parisien accueille le spectacle, nous sommes en train de le découvrir. Parler de mafia en France est pour nous un défi. C’est aller à l’encontre des lieux communs et des clichés. Nombre de livres et de films ont alimenté un imaginaire folklorique autour de ce sujet, qui apparaît comme intriguant et quelque part fascinant. La réalité est bien différente. Moins séduisante et décidément plus sordide. C’est un univers où la violence se cache dans des menus détails de la vie quotidienne. A certains égards, la violence des tueries médiatisées n’est que le reflet de la violence domestique et de celle qui imprègne les relations sociales. Plus silencieuse et sournoise, mais non moins redoutable.

Nous remarquons chez les spectateurs parisiens beaucoup de curiosité mais aussi de l’étonnement. En général, nous avons l’impression que les Français se sentent moins concernés par ces problématiques, et pour cause. Nous nous demandons toutefois s’ils ne le sont pas davantage qu’ils ne le croient. En tous cas, un dialogue ne peut être que stimulant et bénéfique.

3. Dans le dépliant de présentation de votre pièce, vous parlez de consciences qui se contentent de commémorations, d’actes de contritions, de petites et grandes complicités. Pouvez-vous approfondir cet aspect de votre pensée?

Nous pensons qu’en dépit des commémorations officielles et des slogans, une bonne partie de la société italienne et des institutions, à plusieurs niveaux, ont tendance à refouler le problème et à le liquider comme une condition exceptionnelle de criminalité. Malheureusement dans la politique, dans la bureaucratie et dans le quotidien de chacun de nous, survit un état d’accoutumance et de complicité avec la mentalité mafieuse. Beaucoup de progrès ont été faits, mais la route est encore longue.

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4. La pièce, à travers les vicissitudes personnelles de Lia, traite d’un phénomène assez récent, celui de femmes, liées à un titre ou l’autre aux mafieux, qui se rebellent à cette culture et à la loi du silence. Nous avons eu la sensation que Lia était une figure emblématique et qu’elle représentait une Sicile différente, rebelle, un peu sage et un peu folle. A partir de quelles idées avez-vous construit le personnage de Lia?

La folie de Lia est celle de toute conscience qui se sent assiégée par le mensonge, par la mystification. Parfois on a vraiment l’impression de «devenir dingues» face à la négation des vérités les plus évidentes, à l’impunité constante des puissants. Et bien, oui, Lia parle d’une manière «insensée» face à un milieu, à un monde qui pratiquent une dissimulation organisée de la vérité, au nom d’une «vie tranquille» qui cache le «pourri dans le royaume du Danemark»

5. La chronique nous parle de femmes courage qui luttent dans le silence et l’isolement. Echappant aux logiques mafieuses, elles ont fini par se retrouver abandonnées à elles-mêmes par un Etat qui ne leur accorde pas la même attention qu’aux repentis. Lia vit enfermée dans un asile psychiatrique et sa folie tourmentée apparaît comme une métaphore de la rébellion pour une Sicile diverse. Que représente cet asile? Quel est le destin de Lia?

L’hôpital psychiatrique est le miroir révélateur des maux que la société veut occulter. En ce qui concerne le destin de Lia, il n’y pas dans le spectacle de happy-end pour rassurer le spectateur. Nous ne voulions pas d’un héros sur lequel pouvoir décharger notre sens de la culpabilité, car nous pensons que la bataille pour la vérité et la justice est toujours là, prête à aller de l’avant en chacun de nous. Dans la dernière scène du spectacle, au moment où Lia est exhibée comme une bête de foire inoffensive, elle promet seulement “d’aller repêcher un jour son petit peigne perdu au fond d’un bassin”. Ce peigne qui, selon un proverbe italien, finira tôt ou tard par tomber sur les nœuds. C’est une promesse farfelue, la promesse curieuse d’une folle. Pourtant, c’est une promesse qui est symboliquement puissante. Cette femme, cette perdante, en dépit de sa défaite apparente, promet de ne pas abdiquer malgré l’idée désespérée qu’elle a du monde. Et elle le fait avec une ironie et une douceur que difficilement le pouvoir arrivera à saisir.

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6. Le décor du spectacle est dépouillé: un lit sans sommier ni matelas, quelques vêtements suspendus, une chaise. Nous avons été frappés par l’usage créatif que vous faites de l’espace scénique et par les symboliques qui s’en dégagent. Pouvez-vous nous en parler?

Le lit est l’emblème de l’hôpital. Dans son usage scénique inusuel, il devient tour à tour prison du corps et de l’esprit, lieu du rêve, porte vers l’inconscient, miroir, cercueil…

7. Enfin, quel est le futur de ce spectacle? Où pensez-vous le faire découvrir? Quelles sont les prochaines dates?

Le spectacle sera repris dans le courant de l’automne prochain au Teatro Biondo Stabile di Palermo, qui est aussi notre coproducteur. Ce sera un étape importante et nous espérons que beaucoup d’autres suivront.

Interview réalisée par Evolena et Nicola Guarino pour Altritaliani

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UN ERRORE UMANO

Une co-production: Transit Teatro e Teatro Biondo Stabile di Palermo
De: Gigi Borruso
Acteurs / interprètes: Serena Rispoli, Gigi Borruso
Mise en scène: Gigi Borruso
Musique: Jimi Hendrix, Henry Purcell, Banda di Palermo
Durée: 1h 10’
Du 25 mars au 12 avril 2014
A 21h30
Spectacle en français les mardis, mercredis, vendredis et samedis
En italien les jeudis 27 mars, 03, 10 avril

Théâtre Les Déchargeurs

3, rue des Déchargeurs
75001 Paris
Réservations de 16h à 22h au 01 42 36 00 50
Métro Châtelet / sortie rue de Rivoli côté n° pairs
Tarif préférentiels pour les lecteurs d’Altritaliani 10€ en mentionnant le code « Altritaliani » au moment de la réservation

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Evolena
Michèle Gesbert est née à Genève. Après des études de langues et secrétariat de direction elle s'installe à Paris dans les années '70 et travaille à l'Ambassade de Suisse (culture, presse et communication). Suit une expérience associative auprès d'enfants en difficulté de langage et parole. Plus tard elle attrape le virus de l'Italie, sa langue et sa/ses culture(s). Contrairement au covid c'est un virus bienfaisant qu'elle souhaite partager et transmettre. Membre-fondatrice et présidente d'Altritaliani depuis 2009. Coordinatrice et animatrice du site.

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