Giulio Paolini artiste platonicien et quelques interviews

A découvrir jusqu’au 9 mars 2014, au MACRO – Musée d’Art contemporain de Rome, l’exposition Giulio Paolini «Essere o non essere», organisée en collaboration avec la Whitechapel Gallery de Londres, où elle se poursuivra en juillet 2014 dans une version plus ample. Né à Gênes en 1940, Giulio Paolini fait partie des artistes italiens contemporains les plus connus à l’échelle internationale. Sa recherche l’associe à l’art conceptuel. Grâce à cette splendide exposition, on peut suivre le récent parcours d’un des artistes italiens les plus intéressants et complexes de la seconde moitié des années 1960.

Dans le Sophiste, l’étranger d’Elée, porte-parole de Platon, combat la position de Parménide selon laquelle ce qui n’est pas n’est pas. Platon distingue la négation absolue de la négation déterminée, le “non-être” du “ne pas être” quelque chose. Giulio Paolini s’interroge sur ce «Non-être» ou ce «n’être pas» un artiste. Celui-ci n’étant pour lui « […] pas conçu en tant qu’individualité autonome et unique mais ressenti en interprète constant et impersonnel du même rôle : sujet irremplaçable, pourtant invisible qui assume des noms différents à des époques différentes. Présence/absence centrale au sein de l’orbite ininterrompue de la généalogie qui sied à l’histoire de l’art. Histoire entendue comme «conservation de l’espèce (de la beauté)» tout ou long de la querelle sans fin entre l’être et ne pas être quelque chose – Platon – au sein de sa permanence au monde».

Black out, 1996-2013

Cette problématique en inframince du monde, pour citer Marcel Duchamp, concerne l’attitude de l’artiste voué à parcourir un chemin mystérieux, semblable à celui mystique ou à celui de la possession consciente. Dans la dernière exposition de Paolini au Macro, l’artiste rigoureux, présente ses œuvres en noir et blanc comme dans une cellule, lieu sacré, temple grec ou couvent franciscain, grotte d’Ephèse ou mausolée blanc d’un soufi…ou, comme il le dit, son studio, sa
«Chambre à soi», lieu de création et de contemplation de l’œuvre et de soi-même. On pense au «Studiolo» sans fenêtres, au cœur du palais d’Urbino: reflets de bois précieux, écailles, velours, le pouvoir et la culture ensemble en beauté là où naît l’œuvre ou sourd l’histoire ; l’œuvre en soi, politique, mathématique, littéraire, conceptuelle à la «bella maniera» de Paolini

Selon cet artiste que, peut-être à tort, on a inséré parmi les artistes de l’Arte Povera ou de l’Art conceptuel par amour de classification et de simplification, […] l’œuvre préexiste à l’intervention de l’artiste – qui est le premier à pouvoir la contempler. Selon lui, énigmatique et secret chercheur de formes et de signes enfouis dans le temps, l’artiste occupe cet espace indéfinissable d’intimité et de silence, de science et d’expérimentation, entre deux mondes : celui des vivants et des esprits, ni dedans ni dehors, hors du temps mais déjà en-deçà où l’on assiste à l’épiphanie de l’œuvre.

L’ospite, 1999

En 1991 il s’engage dans une exposition au titre significatif
«Contemplator enim» (Lucrèce) où il renonce aux espaces des expositions pour se concentrer à l’intérieur de son «lieu» d’étude et de contemplation sans point fixe et sans étoile, pour naviguer en solitaire. Et depuis Paolini assume ainsi sa solitude et son «estrangement»[[Estrangement, en italien : “straniamento” voir in L’estrangement, Préhistoire d’un procédé littéraire in Carlo Ginzburg, Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 1998, N d.T. p. 15.]].

Le silence est devenu son univers : celui qui accueille la parole de l’art et de l’histoire de l’art car Paolini dialogue avec les œuvres de Velasquez, Lotto, Whistler, Chardin, Licini, De Chirico, Morandi…lors de cette dernière “monstration” et dans le petit catalogue du Macro « Essere o non essere ». Il a décidé d’intervenir en citoyen du monde des simulacres avec son éthique et son amour ainsi qu’en artiste d’installations, maître de l’espace, car on a l’impression de rentrer dans un chez lui et nullement dans des salles d’un musée. Et l’on passe d’une installation à l’autre déposées par terre ou posées sur les murs : chevalets à jour, en attente, en Fuite mais de Bach… «Essere o non esser» 1994-1995 ; « Delfo », un autoportrait de 1997; «Big Bang» de 1997-1998 ; «Immacolata concezione. Senza titolo/Senza autore» 2007-2008 ; « Contemplator enim » 1992 : 4 installations où apparait la main de l’auteur qui dessine, retient un fragment de papier, un papier blanc, un élément d’image à signifier le cheminement de l’œuvre, jamais terminée; « Photofinish» 1993-1994 ; «L’ospite» 1999 où apparait le portrait de Jorge Luis Borges, autre créateur de labyrinthes; « L’autore che credeva di esistere » (sipario : buio in sala) 2013.

Alfa (Un autore senza nome), 2004-09

Sous la direction de Bartolomeo Pietromarchi, l’exposition de Rome présente ainsi ce nouveau travail où Paolini réaffirme que […] l’Illusion que poursuit l’artiste depuis toujours – transférer son image en une autre plus significative, et donc moins précaire- elle n’est pas tout à fait inconsciente : le regard fixé sur une toile ou sur une sculpture ne s’adresse ni à l’auteur, ni aux autres, il n’admet pas un ou beaucoup de points de mire, il ne fait que réfléchir en lui-même la demande sur sa présence même.

A propos de cette œuvre nous citons l’artiste :

Encore une fois, je tiens à examiner et à souligner ma conception personnelle de la figure de l’artiste.(…] L’attitude de l’artiste semble parcourir sans cesse les mêmes passages qui marquent une vocation, quelque chose d’impénétrable et mystérieux semblable à un raptus ou à une obsession.

Je ne suis pas ici ni ailleurs…Tout simplement je ne suis pas : l’artiste n’est pas « en dehors du monde » mais il n’est même pas «dans le monde». Concevoir une œuvre ne correspond pas à quelque chose qui a « titre » pour s’affirmer, qui se déroule dans le présent; mais à quelque chose qui s’adresse du passé au futur et introduit la mémoire d’un après. L’artiste ne veut pas parler, communiquer en forme directe, en temps réel…il ne veut pas imposer sa voix mais écouter, saisir un écho…Rien à déclarer, enfin, sauf le droit de pouvoir l’affirmer, d’observer le silence sans être forcé de le justifier.

Studio per L’autore che credeva di esistere (sipario: buio in sala), 2013 - Oeuvre réalisée pour l'exposition au MACRO

La « vérité » de l’artiste ce n’est pas celle de l’auteur : elle est – mais déjà elle l’était- celle de l’œuvre. La vérité de l’œuvre est cette donnée préexistante, cachée (une donnée non donnée) qui sied à l’artiste de reconnaître et de révéler à l’attente de notre regard. Un tableau s’annonce mais ne s’accomplit pas. L’image qu’une œuvre nous confie n’est pas quelque chose de formulé et défini pour toujours mais quelque chose qui nous revient sans cesse en éternel retour.

De la beauté idéale

La beauté apparaît en contre-jour… elle est insaisissable. L’objectif de l’art n’est pas la nature, ni la vérité…Comme disait Henry David Thoreau «si tu veux vraiment faire quelque chose, donne ta démission, laisse tomber l’investiture…». Personne, et l’artiste encore moins que les autres, peut arriver à l’absolu de la vérité. L’art ne dit pas, il ne sait pas quoi dire, il ne sait pas, il ne peut pas exercer la raison, mais néanmoins il ne peut pas non plus s’éradiquer du contexte. L’appartenance et non pas l’exercice est tout ce qu’exige le contact avec la sphère de l’art…

Essere o non essere, 1994-95

L’heure exacte

Le monde de l’art est débordant, saturé de voix et de gestes éclatants dictés par le « déterminisme » des auteurs et par leurs missions de conservation ou fondamentalistes diffusées et transmises sous le drapeau de « L’art qui va sauver le monde ». Performances, prêches, préceptes, invocations…des voix tendues à proposer ou imposer des solutions qui personne n’a demandé et surtout jamais nécessaires pour l’autonomie sacrosainte de la beauté « impassible » que Winckelmann attribuait à la sphère de l’art…

Au jour où nous sommes

L’urgence qui me saisit est motivée par un grandissant décontenancement face à l’angoissante et grotesque préoccupation exprimée par la quasi-totalité du monde de l’art contemporain vis-à-vis des destins du monde (le vrai) et par la nécessité pour nous d’en assumer la responsabilité et de nous en charger.

Quelle vanité et, surtout, quel sentiment démesuré de supériorité et d’omnipotence! Ainsi nous, microscopiques habitants de l’univers, nous devrions nous ériger en défenseurs de ce qui nous est destiné au sein d’une cosmogonie que nous ignorons totalement….

L’attention est désormais attirée par les données d’une sociologie de l’art qui incarne et assume le vrai et seul « péché mortel » conçu au grand dam de l’essence primaire, de la « vocation » archéologique, de la fouille en profondeur, au cœur de la dimension unique et toujours semblable mais sans cesse différente qui anime la sphère de l’art.

Blackout

La parole de l’art est le silence. Je veux rendre un hommage dévoué à la patience et la rigueur de l’archéologue, à la vocation du moine des « scriptoria ». Les deux, consacrés à la transcription des empreintes que l’antiquité, ainsi que la contemporanéité nous lèguent en deçà du vacarme suscité par les voix qui occupent la scène tous les jours…

Immacolata Concezione. Senza titolo / Senza autore, 2007-08

Complète l’exposition du Macro une brochure, gratuite pour les visiteurs, en italien et en anglais, réalisée grâce aux contributions de la Fondation Giulio et Anna Paolini, de Turin. Grâce à cette splendide exposition, on peux suivre le récent parcours d’un des plus intéressants et complexes artistes italiens de la seconde moitié des années 1960.

L’artiste en effet a commencé en 1961 ; son nom apparait dans l’ouvrage de référence « Arte povera » et dans le catalogue de l’exposition historique « Pour une identité italienne » de Germano Celant, où le critique d’art analyse le travail philosophique et historique de Paolini de même que les travaux en sémiotique de Umberto Eco, en anthropologie et linguistique de Tullio De Mauro, en littérature de Italo Calvino, Perec, Borges etc.. Car Paolini travaille, comme ces scientifiques et écrivains, le rapport entre le signifiant et le signifié, entre la structure et la super structure. Nous sommes dans les années 1970 en Italie et le pays vit une période d’effervescence et de découverte, de luttes sociales et de revendications, de développement économique et culturel. Paolini devient l’un des artistes le plus cosmopolites et célèbres.

On va ici l’écouter lors de quelques interviews données durant ces années :

Giulio Paolini

Rome, septembre 1976

INTERVIEW [[Pour les interviews citées ici voir Giulio Paolini, Voix off, traduit de l’italien par Anne Machet, éd. W. Mâcon, 1986 respectivement : pp. 133-134 ; pp. 137-138 ; pp. 139-140.]]

Est-il possible de formuler une définition, ou de tracer une brève histoire de l’art conceptuel?

Les moments qui marquent la naissance d’une nouvelle tendance sont comme les cristaux changeants d’un kaléidoscope. Plutôt que de tenter une définition de l’art qu’on appelle conceptuel, je préférerais l’imaginer tout comme ce que Praxitèle par exemple avait fini par pouvoir exprimer. En tracer l’histoire, la regarder comme la trajectoire d’une comète, ce serait comme voir l’illusion de contempler en un instant le mystère d’un réseau sans fin.

Comment jugez-vous la situation de l’art conceptuel aujourd’hui ? A votre avis il y a-t-il encore quelque chose à dire ?

L’art est nouveau par définition, sa qualité est d’être original. Quand il n’apparaît pas tel, c’est parce que nous n’arrivons pas à saisir, en nous-mêmes, l’attente correspondante. Même en admettant que ce ne soit pas vrai, c’est de toute façon l’unique chose que nous pouvons dire ; l’art, en tant que tel, ne supporte aucun diagnostic et encore moins une thérapie quelconque. Toutes les considérations qu’on peut faire sur l’art sont inévitablement des notations à posteriori, des constatations, jamais des conjectures. L’art aujourd’hui est, dit-on, analytique, mais malheur à qui regarderait l’artiste comme un ordinateur branché sur l’analyse de l’art. Lui ne sait pas, il ne connaît pas l’aboutissement de sa recherche, mais il observe une obédience aussi rigoureuse que mystérieuse. Quelle obédience ? Nous ne la connaissons qu’au moment où nous le trouvons nouveau exactement comme les antiques qui gardent pour nous leur pouvoir d’émotion. Toute nouveauté, aujourd’hui, me semble donc antique, tout comme le concept même de nouveau.

Milan, octobre 1977

INTERVIEW

[…] La notion de moderne apparaît transformée, sur le plan culturel comme sur le plan social. .Qu’en penses-tu ? Comment articules-tu ton travail dans l’époque, dans le sens de l’histoire ?

Je ne crois pas avoir contribué à la mise en scène, et encore moins à la production de ce « kolossal » démesuré qui s’appelle politique culturelle. Se célèbre, et prospère encore, mais sans laisser des traces, une ténébreuse liturgie des superstitions de la raison.

[…] je pourrais ajouter que le talisman prophétique de l’histoire de l’art est tout aussi sibyllin que l’oracle, qu’est l’œuvre elle-même. L’apparente lisibilité de la première n’est que le calque, en ordre linéaire, de la déconcertante réalité insaisissable de la seconde. […] Comment enfin être à même de croire à des expressions du genre art et sociabilité, libre créativité collective et autres, dans une culture prête à manipuler ce qu’elle ne songe même pas à appréhender?

Big Bang, 1997-98
Milan, novembre 1979

INTERVIEW

A première vue, tes tableaux sont difficiles. Pourrais-tu suggérer une clef d’interprétations?

Ce qui est difficile, c’est la tentative, du reste inutile, de simplifier à tout prix. Faire un tableau, cela ne veut pas dire le justifier, le faire comprendre, le dénoter et connoter comme une synthèse significative. Cela signifie plutôt, déchiffrer un quelque chose d’imprescriptible, lui donner un visage, le dévoiler. Un tableau ne correspond pas forcément aux aspirations de qui regarde – mais il n’est pas non plus nécessairement en contradiction avec elles. […]

A ton avis, quelle peut-être la fonction du peintre?

Je prends un exemple : devant le peintre, une toile. Des années-lumière d’impressions, de sensations, de souvenirs, de mirages, de figures, d’objets…se pressent dans son champ visuel. Et tout à coup, la vision (de la toile) n’a plus ni temps ni lieu. Pour la « voir », il a suffi d’un instant.

Maria Vitali-Volant

INFO:

MACRO
via Nizza 138, Roma
+39 06 67 10 70 400

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Maria G. Vitali-Volant
Maria G. Vitali-Volant : nata a Roma, laureatasi all’Università di Roma; abilitata in Lettere, storia e geografia; insegnante e direttrice di biblioteca al Comune di Roma, diplomata in Paleografia e archivistica nella Biblioteca Vaticana, arriva in Francia nel 1990 e qui consegue un dottorato in Lettere, specializzandosi in Italianistica, con una tesi su Giuseppe Gorani, storico viaggiatore e memorialista nel Settecento riformatore. Autrice di libri in italiano su Geoffrey Monthmouth, in francese su Cesare Beccaria, Pietro Verri, è autrice di racconti e di numerosi articoli sull’Illuminismo, sulla letteratura italiana e l’arte contemporanea. In Francia: direttrice di una biblioteca specializzata in arte in una Scuola Superiore d’arte contemporanea è stata anche insegnante universitaria e ricercatrice all’ Université du Littoral-Côte d’Opale e à Paris 12. Ora è in pensione e continua la ricerca.

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