Quelque chose d’écrit, d’Emanuele Trevi: un voyage initiatique sous le signe de Pasolini.

Emanuele Trevi n’a jamais connu Pasolini. Mais pour gagner sa vie, dans les années 1990, il a travaillé au Fonds Pier Paolo Pasolini de Rome, les archives de l’auteur – jalousement conservées par Laura Betti -, désormais transférées à Bologne.


margsans_titre_1.jpg

Chargé de retrouver et rassembler toutes les interviews de Pasolini, Trevi, en butte aux vexations quotidiennes de la «gardienne du temple», ne publiera jamais l’ouvrage prévu, mais il conservera, de cette expérience hors du commun, un souvenir si intense qu’elle lui inspirera un livre intitulé Quelque chose d’écrit [[Qualcosa di scritto ( Ponte alle Grazie, 2012), traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli pour les éditions Actes Sud sous le titre Quelque chose d’écrit (2013).]] , comme l’une des “Notes” de Pasolini dans Pétrole. Car c’est de cette double expérience – la relation avec une Laura Betti hystérique, au «sadisme protéiforme» mais intéressante en raison même de sa folie, et la découverte de Pétrole, texte inclassable et profondément dérangeant – qu’est né ce livre qui justifie pleinement son titre.

A la fois roman, biographie, autobiographie, essai, Quelque chose d’écrit nous convie à un voyage à travers le temps et l’espace, où se mêlent réflexions sur la littérature, portraits, descriptions et monologues, et où le grotesque côtoie sans cesse le pathétique, voire le sacré.

Car la «basse continue» qui fait l’unité du livre est le thème de l’initiation, de la révélation. Les épreuves que «la Folle» inflige au jeune aspirant-écrivain, et qui visent systématiquement son point faible – son désir d’écrire –, sont autant d’obstacles formateurs.

La lecture que fait Trevi de Pétrole est celle d’un texte qui rend compte d’une double découverte : le héros, Carlo, vit la «merveille» de son dédoublement en deux «Carli» diamétralement opposés, et sans doute complémentaires ; d’ailleurs, le thème du double n’est-il pas l’un des plus riches de toute la littérature ? Mais plus encore, Carlo devient femme et se rend compte que le comble de l’extase n’est pas de posséder, mais d’être possédé. Pour Emanuele Trevi, le long chapitre de Pétrole décrivant une nuit érotique dans la banlieue de Rome, au cours de laquelle Carlo est possédé par plus d’une dizaine de ragazzi di vita, n’est pas, comme on l’a cru, une scène d’amour homosexuel, puisque Carlo est devenu femme.

pasolini17751-2.jpg

Quelque chose d’écrit est donc un livre qui nous bouscule et nous oblige à nous interroger : sur ce que peut être le rôle de la littérature – un «détonateur», autant que l’ont été Laura Betti et le «Tchernobyl mental» auquel elle a soumis sa victime – ; sur la passion non partagée et ses ravages ; sur notre identité sexuelle, et enfin, sur le sens même de la vie, à travers le parcours créateur du fantôme qui hante le livre, celui de Pasolini, dont Trevi évoque également les films, en particulier Théorème et Salò.

Le plaisir que procure ce livre tient donc à toutes les thématiques qu’il entremêle avec bonheur et qui sont, pour le lecteur, autant de questions stimulantes ; mais il est également lié à la qualité de l’écriture, capable de nous plonger dans les entrailles du Fonds Pasolini ou dans celles de Rome, de nous faire vivre quasi physiquement un «pèlerinage» sur les lieux où Pasolini a trouvé la mort, une rencontre avec Walter Siti ou une soirée dans un grand hôtel grec au moment de la Coupe du monde de foot.

Ironie du regard, acuité de l’observation et sens du détail drolatique : Trevi, qui aime Balzac par-dessus tout, est un merveilleux observateur de la «comédie humaine». Jusqu’au final inattendu, qui décrit, de manière à la fois précise et poétique, les mystères sacrés d’Eleusis, et nous laisse, une fois le livre refermé, avec une seule envie : le savourer encore et encore pour y découvrir, page après page, de nouvelles pépites…

Marguerite Pozzoli

Le début du livre:

mar4.jpg

«Parmi les nombreuses, trop nombreuses personnes qui ont travaillé pour Laura Betti au Fonds Pier Paolo Pasolini de Rome, toutes munies d’un pittoresque bagage de souvenirs plus ou moins désagréables, je crois pouvoir me targuer, à défaut d’autre chose, d’une résistance supérieure à la moyenne. Non que j’eusse échappé le moins du monde aux vexations quotidiennes que la Folle (c’est ainsi que, en mon for intérieur, j’avais vite pris l’habitude de l’appeler), avec son imagination débordante, se sentait en devoir d’infliger à ses subordonnés. Je lui étais, au contraire, si irrémédiablement odieux (il n’y a pas d’autre mot) que j’arrivais à exciter toutes les cordes de son sadisme protéiforme : depuis l’invention, inépuisable, de sobriquets humiliants, jusqu’à la menace physique pure et simple. Chaque fois que j’entrais dans les locaux du Fonds situés dans un immeuble d’angle, sinistre et massif, de la piazza Cavour, non loin du fossé du Château Saint-Ange, je sentais quasi physiquement cette hostilité animale, cette rage incontrôlable qui se mettait à darder, tels les éclairs des bandes dessinées, à travers ses grosses lunettes de soleil à monture carrée. Suivaient, aussitôt après, les formules de bienvenue. “Salut, petite pute, tu as enfin compris que le moment est venu de te CASSER LE CUL ? Tu crois peut-être que tu vas t’en tirer à si bon compte ? Mais MOI, tu me rouleras pas dans la farine, petite pute mielleuse, tu fais pas le poids”.
Seule l’explosion d’un éclat de rire qui semblait provenir d’une caverne souterraine, et que rendait encore plus menaçant le contrepoint d’un son indescriptible, entre le barrissement et le hoquet, mettait fin à cette première rafale d’amabilités.
»

L’auteur:

Emanuele Trevi est né en 1964. Il est le fils d’un psychanalyste jungien de renom, avec lequel il a cosigné un livre. Critique littéraire, il a publié des essais et un roman chez Rizzoli (Il libro della gioia perpetua), avant celui-ci. Qualcosa di scritto a été finaliste du prix Strega 2012. Il a reçu à Francfort, en 2012, le prix du meilleur livre européen récompensant un “auteur émergent” et a été également récompensé par le prix Boccaccio. Il a été sélectionné pour le prix Médicis 2013, dans la catégorie “essais”.

****

EMANUELE TREVI
“Quelque chose d’écrit”
Actes Sud –  traduction Marguerite Pozzoli

L’année 2014 débute sous d’excellents auspices! Voilà une belle soirée qui s’annonce en compagnie d’Emanuele Trevi, critique littéraire, écrivain et auteur de ce surprenant Quelque chose d’écrit, récit passionnant, explosif, livre finaliste du Prix Strega 2012 et lauréat du Prix du Livre Européen, décerné par l’Union Européenne cette même année. Jeune homme, Emanuele Trevi a travaillé pour le Fonds Pier Paolo Pasolini à Rome et à travers sa collaboration pour le moins difficile et tourmentée avec Laura Betti, l’excessive, l’extravagante gardienne du temple pasolinien, il raconte sa rencontre impossible avec Pasolini et nous donne sa vision de son dernier ouvrage « Pétrole ».

Article précédentCirca 200 le chiese del centro antico di Napoli abbandonate nell’apatia generale.
Article suivantReggio Calabria Capitale europea della Cultura 2019: un caso strano.
Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Depuis 1989, elle dirige la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.