Antonio Prete. Deux livres des passages.

Par une belle coïncidence, les éditions chemin de ronde publient dans leur collection Stilnovo, entièrement consacrée à la littérature italienne, deux livres d’Antonio Prete, « L’Ordre animal des choses » et « A l’ombre de l’autre langue. Pour un art de la traduction« , au moment où celui-ci se voit décerner le prestigieux Premio La Ginestra 2013 pour l’ensemble de son œuvre et, plus particulièrement, pour ses travaux sur Leopardi, dont il est aujourd’hui le premier spécialiste.

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Le premier de ces ouvrages, L’Ordre animal des choses (L’ordine animale delle cose), est un ensemble de récits puisés à la fois aux sources de la mémoire, de l’imaginaire et de la réflexion sur les rapports qui unissent «les animaux et leurs hommes», comme aurait dit Paul Éluard; rapports d’attirance ou de crainte, de bienveillance ou de cruauté, de domination ou d’empathie, c’est-à-dire induisant les comportements les plus divers et les sentiments les plus complexes. Ce qui lie tous ces textes, c’est le rapport à la langue : à celle qui est propre à chaque être vivant mais aussi à l’autre langue, étrangère voire étrange, qu’il faut apprivoiser, comprendre, s’approprier ou partager.

Dans ces récits où le langage articulé des humains est, par la force des choses, dominant, Antonio Prete donne par moments la parole aux animaux, soit que ceux-ci s’avèrent capables de parler la langue des hommes à force de vivre à leur contact – c’est le cas des chiens –, soit qu’il s’agisse d’êtres dont la nature se situe entre l’humain et l’animal (comme on le verra dans «La Fuite») ou bien dans un univers imaginaire. Parfois aussi les animaux gardent le silence, privilégiant un autre mode d’expression pour manifester leur présence, ou s’expriment au contraire dans leur propre langue, incompréhensible à l’homme ; certains encore, victimes innocentes d’un ordre qui les nie, n’ont d’autre possibilité que crier leur détresse.

Antonio Prete

Le lecteur est ainsi entraîné dans un voyage où le rêve côtoie l’observation directe du réel, où les fantasmes de l’enfance sont mêlés à des souvenirs précis ; il suit avec aisance toutes les pistes pour lui tracées, il partage l’enjouement de l’auteur, son émotion, son humour, sa tendresse, et découvre dans ce nouvel ordre des choses qu’on lui présente, étranger seulement en apparence, l’harmonie à laquelle il aspire et la réponse à ses questions pourvu qu’il fasse sienne la réflexion d’Amelio, le «philosophe solitaire» qui étudie la «langue des oiseaux» :

Il y a quelque chose qui passe, indéchiffré, dans la langue des hommes et appartient aussi à la langue des oiseaux. Il y a quelque chose plutôt qui unit toutes les langues des hommes, leur pluralité disséminée, et qui est commune à la langue des oiseaux. C’est le vent qui est dans nos voyelles, le bruissement qui tremble dans les syllabes, le silence qui soutient la phrase, la courbe musicale qui vibre dans l’intonation.

L’Ordre animal des choses est en fait très étroitement lié – quoique sur le mode de la fiction – à l’autre livre d’Antonio Prete que présente la collection «Stilnovo» : les deux ouvrages vivent en écho l’un de l’autre, en parfaite syntonie.

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Ce deuxième livre est un essai sur la traduction du texte poétique intitulé À l’ombre de l’autre langue (All’ombra dell’altra lingua) dans lequel l’auteur se situe à l’opposé de toute théorie corsetée, de tout manifeste péremptoire : il expose simplement, dans une langue fluide, élégante, aux multiples résonances, le fruit de lectures et réflexions s’étendant sur plusieurs années et ayant alimenté sa propre pratique du traduire.

Sa position est fondée sur deux données essentielles à ses yeux : la traduction est en soi un acte d’écriture ; la traduction est la meilleure interprétation que l’on puisse donner d’un texte. À la fois création et exégèse, elle possède les vertus d’hospitalité, d’écoute, d’imitation, de musicalité, d’imagination, de capacité à transposer et métamorphoser qui donneront lieu non pas à une pâle copie de la langue originale, non pas à une trahison de son auteur mais à un nouveau texte écrit dans une autre langue – qui a ses propres sons, ses rythmes, ses formes, sa structure – grâce à laquelle le traducteur peut lire, explorer, interroger la première et qui joue le rôle d’une camera oscura comme le souligne Leopardi dans le Zibaldone : «De sorte que l’effet sur notre esprit d’un texte écrit en langue étrangère est semblable à celui des perspectives reproduites et vues à l’intérieur d’une chambre noire, lesquelles ne peuvent être distinctes et correspondre vraiment aux objets et perspectives réels que si la chambre noire est adaptée pour les rendre avec exactitude ; si bien que tout l’effet dépend de la chambre noire plutôt que de l’objet réel.»

L’ouvrage est placé sous la double égide de Leopardi et de Baudelaire, dont Antonio Prete a traduit Les Fleurs du mal, illustrant à la perfection ce qu’il nomme une «esperienza d’amore» comme en témoigne le premier quatrain de «L’albatros» :

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
qui suivent, indolents compagnons de voyage,
le navire glissant sur les gouffres amers.

Spesso, per divertirsi, uomini d’equipaggio
catturano degli albatri, vasti uccelli dei mari,
che seguono, compagni indolenti di viaggio,
il solco della nave sopra gli abissi amari.

L’édition française a tenu à offrir aux lecteurs – et tout particulièrement, même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’un ouvrage à caractère universitaire, aux étudiants, chercheurs et enseignants – un véritable outil de travail en adjoignant au texte un appareil de notes qui ne figure pas dans l’édition italienne, ainsi que les originaux des exemples cités par l’auteur.

Danièle Robert

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L’Ordre animal des choses, traduit par Danièle Robert, les éditions chemin de ronde, coll. « Stilnovo », 96 pages, 11€ (dist. Vrin).
ISBN : 978-2-905357-07-6
Disponible en librairie ou sur Amazon.fr

À l’ombre de l’autre Langue. Pour un art de la traduction, traduit par Danièle Robert, les éditions chemin de ronde, coll. « Stilnovo », 128 pages, 14€ (dist. Vrin).
ISBN : 978-2-905357-08-3
Disponible en librairie ou sur Amazon.fr

L’auteur :
Antonio Prete, originaire du Salentin, est professeur émérite de littérature comparée à l’université de Sienne. Spécialiste incontesté de l’œuvre de Leopardi et de celle de Baudelaire, il a collaboré à La storia della letteratura italiana (la célèbre Cecchi-Sapegno) ainsi qu’à de nombreuses revues littéraires tant italiennes (Il piccolo Hans, Il gallo silvestre, dont il est le directeur depuis 1989) que françaises (Europe, Critique, Po&sie…), dans lesquelles il réfléchit notamment sur le langage poétique en relation avec les autres langages et formes du savoir. À ses activités d’essayiste, de traducteur et de théoricien de la traduction s’ajoute une œuvre de poète (Menhir en 2007, Se la pietra fiorisce en 2012) et d’auteur d’ouvrages de fiction (L’imperfezione della luna, en 2000, Trenta gradi all’ombra en 2004, L’ordine animale delle cose, en 2008. Ses deux derniers ouvrages sont Meditazioni sul poetico (Moretti & Vitali, 2013) et Compassione. Storia di un sentimento (Bollati Boringhieri, 2013).

En savoir plus: 

Lien: Ad Antonio Prete il Premio « La Ginestra » 2013

La leggerezza dell’elefante: intervista a Antonio Prete.

Julianne VanWagenen, dottoranda in studi italiani a Harvard, intervista Antonio Prete (Università di Siena) sul suo libro « All’ombra dell’altra lingua. Per una poetica della traduzione » (Bollati Boringhieri).

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Danièle Robert
Autrice ("Les Chants de l’aube de Lady Day", "Le Foulard d’Orphée"), critique et traductrice, entre autres, de Cicéron, Catulle, Ovide (prix Laure-Bataillon classique et prix de traduction de l’Académie française), Paul Auster, Billie Holiday, Ramón Gómez de la Serna, Michele Tortorici, Antonio Prete, Guido Cavalcanti (prix Nelly-Sachs), elle a également donné à Actes Sud, de 2016 à 2020, une traduction de "La Divine Comédie" en trois volumes (édition bilingue) qui a fait l’objet d’un remarquable accueil critique et se trouve désormais rassemblée en un volume monolingue dans la collection “Babel”. Elle est membre de la Société dantesque de France.

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