Norberto Bobbio: En Italie, vingt ans après, y a-t-il encore une gauche et une droite ?

A propos de l’ouvrage de Norberto Bobbio, “Droite et gauche” (Paris, Seuil, 1996, 154 pages) dont l’édition originale italienne remonte à 1994. Dans le dernier quart de siècle, au lendemain de la fin du “véritable socialisme”, ces deux concepts semblaient vidés de leur contenu. Qu’en est-il vingt ans plus tard? La vieille « dyade » gauche-droite a-t-elle encore un sens? On dirait bien que oui, car elle continue à structurer la réflexion politique dans nos démocraties. En cette période de crise du libéralisme, l’essai de Norberto Bobbio réédité par Donzelli est à nouveau sous les feux de l’actualité et cité très fréquemment dans la presse par des économistes et politiciens.


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En 1994, Norberto Bobbio publie, chez Donzelli Editore, un petit livre intitulé “Destra e sinistra : ragioni e significati di una distinzione politica” [[Norberto BOBBIO, Destra e sinistra : ragioni e significati di una distinzione politica, Roma, Donzelli Editore, 1994.]] L’ouvrage sort des presses en un moment très particulier : triomphe annoncé et déjà en marche du néo-libéralisme après le passage au pouvoir de R. Reagan et de M. Thatcher, disparition de l’URSS, opération mani pulite et fin de la Première République italienne, « descente en politique » de Berlusconi qui s’apprête à devenir pour la première fois président du conseil. Une époque venait de s’achever, une autre était à peine commencée, circonstances qui expliquent, sans aucun doute, le succès du livre: 300 000 exemplaires vendus au cours des premiers mois, recensions innombrables, vifs débats… L’auteur y soutenait l’idée que la vieille « dyade » gauche-droite, souvent mise en question, restait valide et il proposait à un public déboussolé une « étoile polaire » pour se repérer dans un espace politique, certes bouleversé, mais qui était encore celui dont les contours avaient été dessinés au lendemain de la Seconde guerre mondiale.

Que nous disent les réflexions de Bobbio vingt ans plus tard, alors que la période qui commençait au moment où il écrivait son petit livre semble toucher à sa fin, alors que le mouvement né au début des années 90 a manifestement épuisé sa dynamique ? Aujourd’hui encore, la fin de la « dyade » gauche-droite est annoncée, voire affirmée, sa pertinence renvoyée dans les greniers de l’histoire du 19e et du 20e siècle – ce qui, du reste, à soi seul, démontre que Bobbio avait raison de soutenir, en 1994, qu’elle n’avait pas disparu.

«Anciens» et «modernes», «extrémistes» et «modérés»

Bobbio proposait une description précise des critiques faites à l’opposition gauche-droite.

L’opposition gauche-droite est idéologique, or, les idéologies auxquelles les notions de gauche et de droite font référence n’existent plus, donc l’opposition n’a plus de sens.

Cette proposition se décline de plusieurs façons :

– les problèmes auxquels ces idéologies faisaient référence lors de leur élaboration à la fin du 18e siècle, au moment de la Révolution française, ont disparu ; les idéologies « gauche-droite » correspondent à une société qui appartient au passé ;

– les valeurs respectives des deux pôles ont été aujourd’hui reprises par chacun d’eux, elles sont désormais partagées ;

– s’est ainsi développé un très large centre, entre les pôles gauche et droite, de sorte que l’opposition de type dyadique ne peut pas rendre compte d’une réalité pour laquelle il faudrait disposer au moins d’une triade.

– Dans le même temps, cependant, on observe que la formation d’un large centre, au lieu de supprimer la dyade, la réordonne par substitution d’une opposition extrémistes-modérés à celle entre gauche et droite.
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Cette analyse, pourtant menée il y a 20 ans, rend parfaitement compte des positions défendues par ceux qui contestent aujourd’hui la pertinence de l’opposition entre gauche et droite. Cette contestation, qui vient de deux forces politiques opposées, le M5s d’une part, et un vaste centre d’autre part, vise, en effet, à remplacer la vieille « dyade », soit par une opposition entre « anciens » et « modernes », soit par une opposition entre extrémistes et modérés.

Le M5s renvoie la gauche et la droite classiques – le centre-gauche et le centre-droit – dos à dos ; la distinction gauche-droite n’aurait plus de sens, ou ne serait plus opératoire car tous les autres partis, quelle que soit leur étiquette, pratiquent la même politique. Le M5s, pour sa part, ne se considère pas comme un parti, mais comme un « mouvement » et ne veut être étiqueté ni à droite, ni à gauche. Il entend présenter une autre manière de faire de la politique, sous la forme de la démocratie directe, qui serait, enfin, rendue possible par Internet.

Le « centre », c’est-à-dire les partis classiques, en l’occurrence le PD et le PDL, encore étiquetés à gauche et à droite, mais qui se présentent plutôt, désormais, comme des organisations centristes – centre-gauche et centre-droit – gouvernent ensemble, dans un gouvernement de larghe intese qui fournit un fondement factuel au jugement du M5s.

Dans le même temps, partout en Europe, les formations de centre-gauche comme de centre-droit se désignent un adversaire commun, le populisme, effaçant par là la distinction gauche-droite au profit de celle entre extrémistes et modérés.
Les critiques menées depuis l’une comme l’autre de ces deux positions portent aussi sur le rapport à leur époque des formations classiques et tendent à substituer une opposition « anciens-modernes » à l’opposition gauche-droite. Cela se fait principalement par le biais de thèmes « modernes » tels que l’écologie ou les nouvelles technologies.

Les écologistes ont, dès leur entrée en politique, prétendu « dépasser » la traditionnelle opposition gauche-droite, au profit, non pas seulement d’une opposition entre deux façons de traiter l’environnement, mais aussi d’une opposition entre ceux qui continuent de raisonner dans les termes d’une vision de la société et du monde qui est celle des années 1960-1970, celle du « miracle économique » ou, en France, des « trente glorieuses », vision axée sur le culte du progrès technique – lequel serait capable de se dépasser lui-même en corrigeant ses propres erreurs – et ceux qui mettent en question un tel culte et raisonnent à partir de la catastrophe écologique qu’il porte en germe, prônant une autre logique du fonctionnement et de l’organisation de nos sociétés.

Cette opposition au culte du progrès technique, qui rejette dans l’armée des anciens la gauche et la droite de l’après-guerre, celles qui partageaient le même idéal productiviste, peut également prendre la forme d’une opposition entre deux époques de l’histoire de la technologie : la technologie nouvelle, celle de l’information, et son modèle en réseau, opposée à la technologie productiviste et verticale issue de la seconde révolution industrielle.

Une autre forme de cette même opposition entre anciens et modernes est la classique opposition « générationnelle », mise en avant aussi bien par les « grillini » que par des représentants des partis centristes. La vie politique, en particulier en Italie, est dominée par les « vieux » : les hommes politiques, à gauche comme à droite, tendent, par nature, à vouloir conserver aussi longtemps que possible leur positions dominantes et s’efforcent de tenir à l’écart les plus jeunes, de sorte que les idées d’aujourd’hui, issues des couches les plus actives de la société, n’ont pas d’expression politique.

Bobbio, cependant, avait établi, il y a déjà 20 ans, que les oppositions entre anciens et modernes ou entre extrémistes et modérés, que l’on veut substituer à la vieille dyade gauche-droite, présupposent cette dernière ; il avait aussi montré que la politique ne peut être pensée que par une « dyade », c’est-à-dire une opposition binaire, et, enfin, que la logique régissant cette dyade ne peut pas être la logique classique, celle qui met en œuvre des principes tels que celui du tiers exclu.

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La « dyade » gauche-droite réapparaît

Que disait-il, par exemple, de l’opposition extrémistes-modérés ?
L’extrémisme consiste à porter à ses dernières conséquences les logiques idéologiques : dans le paysage politique classique, celui structuré par la vieille opposition gauche-droite, on ne peut pas parler d’extrémisme politique sans avoir parlé auparavant d’une extrême gauche et d’une extrême droite. C’est par l’exaspération des idées de gauche et des idées de droite que se forme l’extrémisme. C’est ensuite à partir de cette exaspération, et des traits communs qu’elle prend chez tous les extrémistes, que l’on croit pouvoir affirmer la disparition de l’opposition gauche-droite.

Bobbio identifie ces traits communs : l’autoritarisme, et donc le refus plus ou moins clair de la démocratie, au moins de la démocratie représentative, le refus de la modération, c’est-à-dire du « pas à pas », de la gradualité, du compromis et, par voie de conséquence, l’usage admis ou revendiqué de la violence, seul moyen de la rupture. Et, par réfraction, les traits communs de tous les modérés : sens du compromis, pragmatisme, refus de la violence, attachement à la démocratie « formelle » et parlementaire… Pour autant, ce n’est pas l’opposition de ces traits communs les uns aux autres qui détermine en première instance le conflit entre extrémistes et modérés. S’agissant de ces derniers, s’ils se présentent comme « ceux qui sont raisonnables », « responsables », « réalistes », « attachés à la démocratie », « au compromis », « opposés à la violence », etc., c’est en se définissant comme « ceux qui ne sont pas extrémistes ».

En d’autres termes, ils n’existent pas politiquement sans s’opposer à des extrémistes, c’est-à-dire sans présupposer l’existence de ceux-ci. Or, la dynamique extrémiste, qui est celle de l’exaspération idéologique, conduit à penser l’opposition entre la gauche et la droite dans les termes d’une logique de l’exclusion, d’une logique du tiers exclu. Selon cette logique, un acteur politique ne peut pas être à la fois de gauche et de droite, aussi un extrémiste de gauche a-t-il pour adversaire premier et irréductible, non pas le modéré, mais l’extrémiste de droite, et inversement. Un même individu, une même organisation peuvent, certes, passer d’un extrémisme de gauche à un extrémisme de droite et inversement – les exemples sont fameux – mais ils redéfiniront par là-même leurs adversaires premiers, ceux par rapport auxquels s’est construit leur extrémisme, et qui ne sont pas les « modérés », mais les autres extrémistes. L’extrémisme met en jeu l’opposition gauche-droite.

Bref, dans l’opposition extrémistes-modérés, les modérés n’existent pas politiquement sans présupposer l’existence des extrémistes, lesquels n’existent pas eux-mêmes sans présupposer une gauche et une droite dont ils règlent les rapports par une logique du tiers exclu.

Les « amis », les « ennemis » et le tiers inclus

Bobbio rappelle ainsi une donnée première de la vie politique : «La stessa categoria della politica viene rappresentata in una ben nota teoria attraverso la diade `amico-nemico´, che riassume al livello della più alta astrazione l’idea della politica come luogo dell’antagonismo, la cui forma estrema è la guerra […] Nella guerra, sia esterna sia interna, non c’è posto per il Terzo. [[Destra e sinistra..., p. 38]]» La vie politique est, par nature, le lieu de l’antagonisme, de l’affrontement, et tout affrontement repose sur une « dyade » : un couple « amis-ennemis » ; qu’il y ait un centre entre la gauche et la droite n’empêche pas que c’est sous la forme d’une opposition binaire que s’établissent les rapports entre les acteurs politiques.

En réalité, l’émergence de l’opposition extrémistes-modérés, qui correspond au développement d’un vaste centre, indique que le mode selon lequel fonctionnent les oppositions en politique est, plutôt que celui de la logique classique du tiers exclu, celui d’une logique du tiers inclus, notion empruntée par Bobbio à Stéphane Lupasco, lequel avait élaboré une « logique dynamique » permettant de rendre mieux compte de phénomènes complexes tels que ceux étudiés par la physique des fluides ou les sciences de la vie, voire les sciences sociales.

Gauche-droite : une notion topologique

Dans le domaine politique, à quoi renvoie exactement cette idée du tiers inclus ? Le
« centre » entend n’être ni de droite, ni de gauche, et, par ailleurs, il tend à occuper tout l’espace disponible, mais, insiste Bobbio, y compris dans le cas où c’est lui qui occupe le plus d’espace, y compris dans le cas où il occupe tant d’espace que la gauche et la droite en tant que telles sont marginalisées, ce centre fait référence à une gauche et à une droite [[« La visione triadica, écrit Bobbio, che include fra destra e sinistra uno spazio intermedio, che non è né di destra né di sinistra, ma sta in mezzo all’una e all’altra, si può definire del Terzo incluso […] Che poi in molti sistemi democratici a pluralismo accentuato il Terzo incluso tenda a diventare tanto esorbitante da occupare la parte più estesa del sistema politico, relegando la destra e la sinistra ai margini, non toglie nulla all’antitesi originaria, ché anzi il centro definendosi né destra né sinistra e non potendosi definire altrimenti, la presuppone e trae dall’esistenza di essa la propria ragion d’essere». Destra e sinistra…, p. 8]] ; dès lors qu’apparaît un « centre », celui-ci se définit par rapport à ses extrêmes, c’est-à-dire de manière topologique, avant même que ce soit par un contenu, un ensemble d’idées ou de valeurs. La notion de tiers inclus permet ici, selon Bobbio, contrairement à celle du tiers exclu, de rendre compte de l’existence, entre les pôles de gauche et de droite, de toute une série de positions intermédiaires, parmi lesquelles celles que l’on désigne sous le nom de « centre ». Ces positions sont à considérer d’abord comme des positions dans un espace : la politique doit être pensée comme un espace. Elle est, certes, le lieu de l’antagonisme, mais la catégorie intellectuelle qui rend compte de ce lieu n’est pas l’opposition régie par les principes de la logique classique, principe de non-contradiction et du tiers exclu, mais une opposition entre des pôles, une opposition topologique.

Telle est la fonction première de la « dyade » gauche-droite : elle dessine un espace, sous la forme d’un parcours allant d’un point à un autre.

Le même effet aurait pu être obtenu avec des oppositions plus « géographiques », telles que « est-ouest » ou « nord-sud », et cela indique bien quelle est la vraie question posée par la nature topologique de l’opposition : celle de « l’étoile polaire » – titre du dernier chapitre du livre de Bobbio – qui permet de s’orienter dans cet espace, celle du ou des critères qui permettent de se repérer dans le parcours qui mène d’un point limite, à gauche ou à droite, à l’autre, à droite ou à gauche.

« L’étoile polaire »

En effet, que l’opposition gauche-droite soit topologique pourrait conduire à estimer que les idées politiques, les valeurs et les programmes, toujours présentées par les acteurs politiques comme le fondement de leur existence et de leurs actes, sont, au contraire, secondaires, au point que ces acteurs pourraient passer librement d’un point à un autre du parcours, de la gauche à la droite et inversement, sans que cela influe en rien sur l’opposition gauche-droite elle-même. De fait, on doit le constater : bien des idées, des propositions, des valeurs qui étaient, par exemple entre les deux guerres, considérées sans ambiguïté comme étant « de gauche », ont été reprises par des mouvements se disant de droite, notamment à travers les programmes politiques et les alliances nouées dans la résistance contre le fascisme et le nazisme.
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De même, il y eut une période, au cours des années 1960-1970, où il était politiquement difficile de s’affirmer franchement « de droite » – au sens où cela avait un coût électoral. A l’inverse, aujourd’hui, des acteurs classés à gauche tendent, pour les mêmes raisons de coût électoral, à mettre au second plan leur étiquette « de gauche » et à s’en attribuer une autre, plus « à droite », fût-ce de manière plus ou moins masquée, par exemple à l’aide de catégories telles que celle de « social-libéralisme » ou par l’opposition au « populisme », comme nous l’avons vu précédemment. Bref, on voit quelle est la question : le contenu, en termes de valeurs, de propositions, d’idées, « d’orientation », a-t-il une réelle importance si l’opposition « gauche-droite » est d’abord une catégorie topologique ?

En réalité, faire disparaître les contenus de la position politique – les valeurs, les idées, les programmes – dans un pur espace, faire de la distinction gauche-droite une opposition strictement topologique, reviendrait à rendre cette distinction même inopérante, c’est-à-dire à rendre inopérante précisément sa fonction topologique. Si gauche et droite sont de simples notions topologiques, dessinant un pur espace, comment attribuer une place dans cet espace aux acteurs qui l’occupent ? Comment situer les différents éléments de la vie politique les uns par rapport aux autres ? Si on raisonne en terme d’espace politique, « gauche » et « droite » cessent d’être des concepts ontologiques, des concepts qui auraient un contenu défini une fois pour toutes, un ensemble d’éléments bien définis dont les uns seraient « par essence » de gauche et les autres « par essence » de droite, et, dans l’espace constitué par un parcours allant de la gauche vers la droite (et inversement), les idées, les contenus tendront à se différencier de moins en moins à mesure qu’on se rapprochera du « centre » de la ligne. Mais, dès lors, comment déterminera-t-on ce centre lui-même ? Où situera-t-on, dans l’espace politique, le point délimitant d’un côté une « gauche » et de l’autre une « droite » ? Comment fera-t-on pour dire que la gauche est à gauche et la droite à droite ?

Bref, si l’opposition gauche-droite était purement topologique, elle ne permettrait pas d’exprimer et de penser l’antagonisme qui est au fondement du politique. La question est donc bien celle de savoir quels critères permettent de distinguer la gauche de la droite, et, puisque la distinction a une fonction topologique, cette question se pose, comme le dit Bobbio, dans les termes de la stella polare, de l’étoile polaire, bref de la boussole qui permet de s’orienter.

L’égalité ou la liberté ?

On l’a dit, les notions de gauche et de droite remontent à la Révolution française ; on voit dès lors quels principes peuvent avoir été mis en jeu dans l’établissement de la dyade : ceux d’égalité et de liberté. Or, montre Bobbio, la liberté ne peut pas servir de critère pour la distinction entre gauche et droite parce qu’elle porte, non pas sur les fins à atteindre, mais sur les méthodes à utiliser pour atteindre ces fins : en bref, ces méthodes sont-elles ou non celles de la démocratie, entendue selon la définition qu’en a toujours donné Bobbio, à savoir l’ensemble des règles qui permettent de prendre des décisions collectives sans avoir recours à la violence?[[ « … il criterio della libertà serve a distinguere l’universo politico non tanto rispetto ai fini quanto rispetto ai mezzi, o al metodo, da impiegare per raggiungere i fini : si riferisce, cioè, all’accettazione o al rifiuto del metodo democratico, inteso come l’insieme delle regole che consentono di prendere decisioni collettive attraverso liberi dibattiti e libere elezioni, e non facendo ricorso all’uso della violenza.» Destra e sinistra…, p. 80]]

Dans Il futuro della democrazia, en 1984, Bobbio expliquait que la notion de liberté permet de délimiter l’espace politique entre le non-démocratique, à savoir le régime reposant entièrement sur la coercition – la dictature – et un régime de démocratie idéale, en l’occurrence la démocratie directe, et qu’entre ces deux limites une infinité de formes existaient qui pouvaient être distinguées selon la place qu’elles laissaient ouverte au conflit non-violent entre les acteurs, place qui est directement fonction du degré de liberté accordé à ceux-ci. Cependant, à l’intérieur d’un régime démocratique, la notion de liberté ne permet pas de distinguer les acteurs, ou plus exactement, elle ne peut le faire que sous une forme ou une autre de l’opposition « extrémistes-modérés », dont nous avons vu qu’elle présupposait elle-même la « dyade » gauche-droite.

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C’est bien pourquoi le véritable critère de la distinction entre gauche et droite est l’égalité, ou, plus exactement, le couple égalité-inégalité. D’autres couples du même genre ont été souvent proposés, tels que « progressisme-conservatisme », « classes inférieures-classes supérieures », « rationalisme-irrationalisme », mais, souligne Bobbio, tout le monde, à droite comme à gauche, est d’accord pour considérer que le couple égalité-inégalité est celui qui fonde tous les autres [[ «Dalla ricerca condotta sin qui, di cui pur conoscendo i limiti ritengo non si possa escludere se non altro l’attualità, e dallo spoglio che ho condotto in questi anni su giornali e riviste, mi risulta che il criterio più frequentemente adottato per distinguere la destra della sinistra è il diverso atteggiamento che gli uomini viventi in società assumono di fronte all’ideale dell’eguaglianza, che è, insieme a quello della libertà e a quello della pace, uno dei fini ultimi che si propongono di raggiungere e per i quali sono disposti a battersi » Destra e sinistra…, p. 71]] .

« Gli uomini sono tra loro tanto eguali quanto diseguali »

C’est ici qu’apparaît la réflexion fameuse de Bobbio selon laquelle les hommes sont « aussi égaux qu’inégaux entre eux ». C’est un fait, nous dit-il. Les hommes sont égaux entre eux par rapport à certaines choses, inégaux par rapport à d’autres. Ils sont égaux en tant qu’ils appartiennent tous à un genre, inégaux en tant qu’individus appartenant à ce genre. L’exemple le plus connu est celui de la mort : tous les hommes sont égaux devant la mort, car tous mourront, mais ils sont également inégaux devant elle car ils ne meurent pas tous de la même manière. Les hommes ont en commun l’humanité, ils partagent celle-ci, mais l’humanité en tant que telle renvoie à l’ensemble des individus humains et donc autant à ce qui différencie ceux-ci qu’à ce qui les rassemble. En matière politique, c’est-à-dire en considérant le « vivre ensemble » et la meilleure manière d’y parvenir, on peut alors distinguer deux catégories d’acteurs : les « égalitaristes », pour qui le plus important est ce que les hommes ont en commun, ce par quoi ils se ressemblent, et les « inégalitaristes », pour qui, au contraire, le plus important est leur diversité.

Parmi les choses qui séparent les hommes, c’est-à-dire les choses qu’ils partagent, mais inégalement, figurent les biens, ce à partir de quoi se constituent pour chacun ce que Bourdieu appellerait un « capital » : un capital matériel, économique, politique, culturel… Pour chaque bien à distribuer – quel que soit son type – les acteurs de l’antagonisme politique, les égalitaristes et les inégalitaristes, doivent répondre à trois questions : « entre qui répartit-on ? », « qu’est-ce qu’on répartit exactement ? », et « sur la base de quel critère fait-on la répartition ? ». C’est en fonction de l’affrontement des acteurs sur les réponses à apporter à ces trois questions que les pôles gauche-droite se constituent. Les égalitaristes vont y répondre en favorisant ce qui peut rendre les hommes plus égaux entre eux qu’inégaux ; les inégalitaristes en favorisant ce qui va laisser les hommes aussi inégaux qu’égaux. Soulignons-le : les inégalitaristes ne sont pas seulement ceux qui cherchent à rendre les hommes plus inégaux qu’égaux, mais aussi, et d’abord, ceux qui ne font rien pour les rendre plus égaux.

L’égalitariste est celui qui s’efforce de changer quelque chose à l’état de fait, qui s’efforce de modifier dans le sens d’une plus grande égalité le rapport existant entre les membres de la communauté humaine à laquelle il appartient ; l’inégalitariste est, à l’inverse, celui qui considère que ce rapport, tel qu’il est donné, ne doit pas être modifié, ou ne peut pas l’être, et qu’il s’agit donc de faire en sorte qu’une société organisée selon ce rapport d’inégalité entre ses membres, quel qu’il soit, fonctionne durablement.

De la position de l’égalitariste et de son action se déduit qu’il considère, au moins implicitement, que les inégalités sont éliminables. Et de là ressort le principe qui donne sens à son action, et à cette idée que les inégalités sont éliminables, à savoir que les hommes sont égaux en droit et, par là même, que les inégalités sont contingentes. L’archétype de cette position est la pensée de Rousseau.
De la position de l’inégalitariste et de son action se déduit à l’inverse que, pour lui, les inégalités ne sont pas contingentes et ne peuvent donc pas être éliminées. Au bout de cette logique apparaîtra l’idée que les hommes ne sont égaux ni en fait, ni en droit. L’archétype de cette position est la pensée de Nietzsche.

Les « droits sociaux »

D’une manière générale, la question de ce qu’il y a à répartir se traite en termes de droits, et, du strict point de vue de la question de l’égalité, ce qu’on appelle les « droits sociaux » prend une importance déterminante. Ces droits sont, par exemple, celui au travail, à la santé, à l’instruction…, et tous visent, en effet, à diminuer les inégalités. C’est donc sur la manière dont les « droits sociaux » sont traités que peut se mesurer le degré d’égalitarisme ou d’inégalitarisme.

Cependant, dans le prolongement de la réflexion de Bobbio, nous pouvons remarquer qu’il n’est pas sûr qu’un principe aussi large soit d’un grand secours pour qui veut s’orienter dans l’espace politique, tout particulièrement dans des régimes de démocratie parlementaire où, depuis la Révolution française, il est en général admis par tous, à travers une constitution, que les hommes sont égaux en droit.

En effet, les « droits sociaux » peuvent être défendus de différentes manières, ou avec plus ou moins d’engagement. Il n’y a pas (ou il n’y a plus) de mouvements politiques qui ne les considèrent pas comme essentiels : dans un régime de démocratie parlementaire, où le moment politique clé est l’élection et où celle-ci a lieu au suffrage universel, quel parti peut ne pas prétendre défendre ces droits ? C’est ainsi que la volonté de les limiter est le plus souvent justifiée par la nécessité de préserver ce qui en reste… La structure même du terrain politique, dans ce cas, conduit tous les mouvements à se dire, à un moment ou à un autre, en faveur de l’égalité. Les mouvements, les partis, engagés dans la compétition électorale, s’ils aspirent à devenir majoritaires, peuvent difficilement ne pas affirmer le principe égalitariste, au moins en tant que principe.

L’idée même de l’égalité en droit peut être affirmée par ceux dont l’action politique ne vise nullement à modifier le rapport d’égalité-inégalité entre les hommes. Une politique inégalitaire peut être menée par qui se réclame de l’égalité en droit.

L’inégalitariste peut se masquer et l’affirmation de l’égalité en droit peut, non seulement faire partie d’une politique inégalitaire, mais en être un élément structurel, c’est-à-dire un des moyens de sa mise en œuvre. L’affirmation de l’égalité en droit n’est pas incompatible avec la politique qui consiste, non pas à essayer de « changer le monde », mais à le faire fonctionner tel qu’il est.

En pratique, la politique de l’inégalitariste, c’est-à-dire le maintien du rapport d’inégalité tel qu’il est, peut prendre des formes extrêmement diverses. Les formations représentant des électorats qui objectivement « aiment » l’inégalité, des couches sociales qui ne souhaitent pas que le rapport d’égalité-inégalité soit modifié, pourront affirmer vouloir préserver et développer les droits sociaux, tout en mettant en avant la cherté de la dépense sociale, la nécessité de la rigueur, bref, en développant les fondamentaux du néo-libéralisme. A eux seuls, les droits sociaux ne suffisent donc pas à nous orienter dans l’espace politique. Il nous manque toujours une « étoile polaire ».

Le « droit terrible » et les « biens communs »

Celle-ci existe pourtant, et Bobbio nous la montre enfin : « … uno dei temi principali, se non il principale, della sinistra storica, comune tanto ai comunisti quanto ai socialisti, è stato la rimozione di quello che è stato considerato, non solo nel secolo scorso ma sin dall’antichità, uno dei maggiori, se non il maggiore, ostacoli all’eguaglianza tra gli uomini, la proprietà individuale, il `terribile diritto´. Giusta o sbagliata che sia questa tesi, è noto che in genere le descrizioni utopiche di società ideali, che muovono da un’aspirazione egualitaria, descrivono e insieme prescrivono una società collettivistica.[[Destra e sinistra..., p. 83]]»
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Le «droit terrible», le droit à la propriété individuelle, est au centre de la question de l’égalité et c’est lui qui peut nous servir de boussole pour nous orienter dans l’espace politique. Les positions « de gauche », historiquement, se sont toujours développées à partir de prises de positions sur ce droit (par exemple, pendant longtemps, en France notamment, à travers le thème des « nationalisations »). On voit bien, du reste, que les « droits sociaux » chers à l’égalitariste sont liés eux aussi à cette question, ne serait-ce qu’à travers le fait qu’il s’agit d’assurer la jouissance de ces droits indépendamment de la richesse individuelle, familiale ou sociale des citoyens, indépendamment des vicissitudes de leur histoire individuelle, indépendamment du rapport plus ou moins favorable de chacun à la « propriété individuelle » ou encore à la propriété privée [[Bobbio n’entre pas ici dans la question technique des différences entre « propriété individuelle » et « propriété privée. Il vise la propriété dont la jouissance est réservée à un individu ou un groupe d’individus à l’exclusion de tous les autres]].

Ce thème de la propriété individuelle privée constitue la pierre de touche à l’aune de laquelle les positions des acteurs de la vie politique relatives à la question de l’égalité peuvent être distinguées les unes des autres et classées à gauche ou à droite. Il existe en effet de nombreux facteurs d’inégalité dont la dénonciation, dans un régime de démocratie parlementaire, est commune à la plupart des acteurs politiques, car cette dénonciation est plus ou moins «acceptable» également par les
« inégalitaristes », par ceux qui, par exemple, détiennent des pouvoirs spécifiques – notamment économiques – qu’ils ne souhaitent pas mieux partager.

Il en est ainsi, en général, de ce qui relève des discriminations (de genre, de mœurs, de « races »), lesquelles seront combattues, bien entendu par tous ceux qui veulent agir en faveur d’une plus grande égalité, donc par «la gauche», mais aussi par d’autres qui, notamment en ce qui concerne les «droits sociaux», se situent pourtant «à droite».

En revanche, s’agissant de la question de la propriété individuelle privée, le clivage entre égalitaristes et inégalitaristes ne peut plus être ni esquivé, ni masqué. Tout se passe, en somme, comme si, ici, entre les antagonistes, entre les acteurs de la vie politique, réapparaissait une logique du tiers exclu : des positions qui s’excluent mutuellement. Non que l’opposition soit frontale et simple. Il ne s’agit plus aujourd’hui de savoir si l’on est « pour » ou « contre » le principe de la propriété individuelle : il n’existe plus guère d’organisations ou de courants politiques significatifs qui refusent a priori ce principe et on peut, à certains égards, être à la fois « pour » et « contre », pour dans certains cas et contre dans d’autres. Il s’agit plutôt de savoir quelle forme et quelle étendue doit avoir la propriété individuelle, en répondant à la question : qu’est-ce qui sort du champ de la propriété individuelle privée ? Sur les réponses concrètes apportées à cette question, et qui, inévitablement, maintiendront ou au contraire mettront en cause des positions de domination, se dégagera, en dernière instance, une gauche et une droite. Bref, c’est dans le cadre de la problématique de ce qu’on appelle aujourd’hui les « biens communs » que nous pourrons espérer trouver la boussole dont nous avons besoin.

Dans la réflexion et l’action collective sur cette question des « biens communs », l’Italie est, comme c’est souvent son cas, en avance par rapport aux autres pays européens et le fait même que le débat sur les « biens communs » y soit devenu un des axes les plus animés et les plus riches du débat politique montre clairement que, comme l’affirmait Bobbio il y a 20 ans, la « dyade » gauche-droite continue à structurer la réflexion politique dans nos démocraties.

Patrick Goutefangea

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2 Commentaires

  1. Norberto Bobbio: En Italie, vingt ans après, y a-t-il encore une gauche et une droite ?
    Una cosa fondamentale – a mio modesto avviso – è stata dimenticata dall’autore, Patrick Goutefangea, un elemento che Bobbio prima della morte non ha fatto in tempo a conoscere nella sua ampiezza. L’adesione di quella che una volta era la sinistra (PD in italia, partiti socialdemocratici nel resto d’Europa) all’ideologia liberista. Poichè la distinzione tra « liberalismo » (concetto politico più ampio di quello economicistico, es. per il liberale B. Croce si potrebbe « statizzare » gran parte dell’economia e rimenere in un regime liberaldemocratico, come ad es., aggiungerei io, in Italia prima delle privatizzazioni « selvagge ») e « liberismo », esiste solo nella lingua italiana, occorre fare una precisazione. Le destre liberaldemocratiche (usiamo ovviamente termini paradigmatici per economia di tempo e di spazio) sono state sempre per un intervento limitato o nullo dello stato nell’economia. Le sinistre (grosso modo socialdemocratiche o « liberals »)ritenevano invece necessario l’intervento dello stato nell’economia (pur lasciando la stessa per la maggior parte in mano ai privati) 1) per ridurre le diseguaglianze che un mercato privo di regole comportava 2) per superare le crisi cicliche che i mercati liberi necessariamente comportano (Keynes, New Deal Rooseveltiano ad esso ispirato) con interventi pubblici massicci per far nuovamente lievitare la domanda. Oggi in Europa (ma, ai tempi di Clinton anche gli USA) la sinistra (per complessi motivi che gli storici del futuro potranno vagliare molto meglio di noi) ha fatto propria l’ideologia del libero mercato più o meno assoluto, cioè si è essa stessa fatta destra. Quindi non esiste una sostanziale distinzione tra socialdemocratici e conservatori.Tutti ad esempio hanno votato il « fiscal compact », tutti si adeguano alle disposizioni date ai governi nazionali da « questa Europa » neoliberista (l’idea d’Europa è un’altra cosa). Non esiste allora più differenza tra sinistra e destra? No, soltanto la sinistra oggi è minoritaria e non appoggiata mediaticamente dai mezzi di comunicazione di massa in mano a forze i cui interessi gravitano a destra. Semplificando: il PD, il partito socialista greco e quello tedesco ormai si sono convertiti ad una ideologia di destra (il neoliberismo), SEL, la defunta (purtroppo) Rivoluzione civile, Syriza, la Link, i vari Occupy ed Indignados sono invece di sinistra!

    • Norberto Bobbio: En Italie, vingt ans après, y a-t-il encore une gauche et une droite ?
      Sono d’accordo con Lucio D’Isanto : la sinistra socialdemocratica si è convertita al « tutto mercato », cioè ha mollato il keynesismo (in Francia, questa conversione risale agli anni 80, alla presidenza di Mitterrand). E, oggi che in Francia il partito socialista detiene tutti i poteri politici, non mi risulta che la politica del governo socialista di Jean-Marc Ayrault sia proprio una politica di sinistra. Se è diversa di quella del governo di prima, è soltanto « à la marge ».
      In realtà, in Europa, i governi socialdemocratici e i governi conservatori fanno tutti più o meno la stessa politica : quella dettata dalla famosa « troika » (la Commissione, il FMI e la BCE) : tagli alla spesa pubblica e sociale, privatizzazioni, insomma la cosidetta politica di austerità… Un governo di « sinistra » sarà forse meno brutale di uno di destra, almeno fino a quando il « meno brutale » non ha più senso. Poi, « destra » e « sinistra » cercheranno una larga intesa : inventano un centro « responsabile », « rigoroso », « moderato », contrapponendosi a estremisti populisti, in modo di poter dire e ripetere che « non è possibile nessun’altra politica… »

      Appunto per questo la riflessione di Bobbio mi sembra cosi’ importante : fa vedere che le nozioni di destra e di sinistra determinano un « champ » come direbbe Bourdieu, cioè uno spazio in cui si trovano tutte le possibilità di comportamenti, di azioni degli attori politici. Uno spazio che esiste indipendentemente dagli attori, i quali « scelgono » di agire in un modo o in un altro, tra le diverse possibilità.
      Per decidere se un’azione politica concreta sia di destra o di sinistra, serve la tematica dell’uguaglianza : un’azione politica sarà di sinistra se mira a diminuire le diseguaglianze, andando per questo fino a mettere in pericolo posizioni di dominazione economica – per esempio, oggi, resistendo alle banche e ai loro lobbiisti, lottando contro la frode fiscale, contro i paradisi fiscali, cose del genere, cose semplici da enunciare, ma che richiedono una vera e propria volontà politica, nonché i mezzi istituzionali adatti… (in questo senso, la difesa della costituzione italiana fa sicuramente parte delle azioni politiche di sinistra…). Invece un’azione politica sarà di destra se, concretamente, non cerca mai a dispiacere a chi detiene i principali poteri economici e a chi è in grado di esercitare forti pressioni sulle istituzioni, sulle amministrazioni, ecc. Sarà di destra perché in tal modo non ridurrà mai le diseguaglianze, anche se l’attore politico che la porta avanti pretende il contrario.

      Insomma, dalla riflessione di Bobbio risulta, secondo me, 1) che una politica di sinistra non puo’ fare a meno di fronteggiare i poteri economici dominanti ; 2) che cercare di portare avanti una politica di questo tipo è sempre possibile. Puo’ darsi che una politica cosi’, che ad un certo punto si confronta con le posizioni economiche dominanti, non funzioni o fallisca, ma fa sempre parte delle azioni possibili.

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