Conversation(s) avec le photographe Gabriele Basilico

L’homme n’est plus à présenter à qui s’intéresse à la photo. Né à Milan en 1944, Gabriele Basilico, architecte de formation, a marqué l’histoire de la photographie de la seconde moitié du XXe et de ce début de siècle par sa manière très singulière de figurer la ville et les paysages urbains. Ce texte a été rédigé sur la base de différentes conversations téléphoniques et écrites entre Gabriele Basilico et son auteur [[Notre texte a été rédigé sur la base des informations recueillies lors des conversations téléphoniques et les courriels échangés avec Gabriele Basilico du mois de juillet à novembre 2010.]].

[…] Pour moi, photographier signifie prélever des échantillons du monde réel et les métaboliser comme des substances nécessaires et nourrissantes pour la mémoire. […] Je suis très intéressé par les endroits qui ont subi ou qui sont en train de subir une grande transformation […] Le phénomène de la décomposition de la ville et de la modification du tissu urbain, suite aux grandes transformations, n’intéresse pas seulement les urbanistes mais tous les domaines, la photographie comprise. [[Gabriele Basilico, Conversation autour de Scattered City, Gabriele Basilico, Yona Friedman, Hans Ulrich Obrist et Stefano Boeri in Scattered City, Paris, Le point du jour, 2005, p. 8.]]

Gabriele Basilico

Gabriele Basilico naît à Milan en 1944. Architecte de formation, il entreprend son parcours de photographe au début des années 1970 avec une exploration empathique des banlieues industrielles milanaises. De ce travail sortira l’ouvrage Milano, Ritratti di fabbriche (Milano, SugarCo, 1981). Basilico évoque pour nous cette expérience fondatrice

[…] Le débat politique en cours, l’idéologie répandue de l’après soixante-huit, incitaient à orienter vers le «social» les activités individuelles et collectives de ceux qui se sentaient impliqués. C’est durant cette période que je me suis servi de la photographie pour illustrer le malaise de ma ville, Milan. Mon objectif ambitieux de photographe était de contribuer d’une part à la documentation du processus d’agrégation et de croissance violente de la ville capitaliste et de ses contradictions, et, d’autre part, grâce au pouvoir des images, de couvrir la distance qui, sur le plan des problèmes de la ville, séparait l’homme de la rue des spécialistes et des politiciens. […] [[Gabriele Basilico, in 1984, la mission photographique de la Datar, supplément de la revue «Photographies», N° 1, 1984, p. 24.]]

En 1978 il s’approprie ce paysage ingrat:

[…] L’impact visuel provoqué par ces vieux édifices photographiés lors d’un week-end de Pâques, sans personne ni voiture dans les rues, sans cette activité chaotique qui caractérise la vie des zones industrielles, fut considérable. A cela s’ajoutait la présence d’une lumière d’une puissance extraordinaire, celle des jours de grand vent, qui fait revivre l’espace urbain et l’architecture dans un cadre nouveau de clair-obscur, et restitue à l’observateur des réminiscences «métaphysiques». Ces découvreurs marquèrent le début d’une nouvelle aventure photographique. C’est ainsi que vit le jour le projet de Milan, portraits d’usines, travail que j’ai poursuivi pendant deux ans. Mon objectif était de réaliser une documentation complète d’un espace urbain spécifique. [[Ivi.]]
Cette expérience de recherche sur le territoire marque la fin de mon rapport (peut-être jamais vraiment approfondi) avec la culture du reportage et de mes ambitions dans ce domaine, en laissant libre la place de l’intérêt pour le paysage urbain qui demeure intact jusqu’à présent.

***

Maria G. Vitali-Volant: En évoquant la période des années 1970, je pense que c’était un moment privilégié d’enrichissement, d’espoir et de luttes radicales. Je me souviens aussi du foisonnement des débats politiques et culturels. Cette période s’est beaucoup alimentée d’expérimentation et de création, de manière importante dans les universités et surtout à la Faculté d’Architecture de Milan – le Politecnico – où enseignait Aldo Rossi, le théoricien qui a inspiré beaucoup d’architectes, d’artistes et philosophes contemporains. A cette époque, de quoi nourrissez-vous votre travail? Quels sont les textes qui ont marqué votre parcours d’intellectuel et votre formation professionnelle?

Gabriele Basilico: Il est vrai que les années 1970 ont été marquées par l’expérimentation dans tous les domaines, tant sur le plan culturel que social et politique. En ce temps, je lisais, malheureusement, peu de romans, en revanche, je cherchais de me rapprocher des essais à partir des écrits de Marcuse ou de L’opera aperta [[Umberto Eco, Opera aperta, Milano, 1962.]] de Umberto Eco. Je me souviens des rencontres avec le philosophe existentialiste Enzo Paci et Pier Aldo Rovatti autour de leur revue «Aut-Aut». Ils essayaient d’initier les étudiants d’architecture à la phénoménologie. Parmi ces ouvrages, je tiens à signaler le texte de Vittorio Gregotti Il territorio dell’architettura, un essai de grande importance pour nous les architectes. L’auteur s’est inspiré de la pensée philosophique de Enzo Paci. En ce qui concerne Aldo Rossi, j’ai une dette envers lui et son ouvrage L’architettura della città [[Aldo Rossi, trad. fr. L’architecture de la ville, Infolio, 2001.]], texte de référence pour tous les architectes. Rossi a été une figure importante, charismatique. Durant ces années difficiles, plus enclines aux discussions politiques qu’à l’élaboration de projets rénovateurs, son engagement intellectuel s’est déployé sur deux fronts: tenter de refonder la discipline de l’architecture et défendre du point de vue culturel l’autonomie de la pensée architecturale. Cet effort a été admirable de même que la délicate poésie de ses dessins des villes, nœud central et anticipation de ses architectures futures.
Gabriele Basilico, Trento, Via Brennero

Sur le plan de l’expérimentation photographique, nous savons que Basilico a nourri son travail artistique des spéculations des Becher et de la vision citoyenne de Walker Evans, mais aussi il est redevable de la tradition artistique italienne du XXe siècle: De Chirico, le cinéma néoréaliste, Carlo Di Palma, Gianni Berengo Gardin, l’écriture visuelle de Italo Calvino…Ses photographies témoignent d’un long parcours de recherche qui va du Néoréalisme de Dancing in Emilia, où l’on peut voir en transparence les thématiques évoquées par Pier Paolo Pasolini, au reportage sur les architectures industrielles de la banlieue milanaise jusqu’aux visions métaphysiques du paysage de la France du Nord et des villes et monuments du monde entier.

MGV: Aujourd’hui, vous êtes considéré comme l’un des grands maîtres de la photographie contemporaine. Vos spécificités sont la forme et l’identité de la ville, le développement des métropoles et leurs transformations, les changements actuels du paysage post industriel et ses défigurations.

G.B.: Ce qui m’intéresse est l’architecture ordinaire, celle qui se développe sans répit, presque en se moquant des plans d’urbanisme, pour façonner le tissu hybride de la ville éclatée.

MGV: Il me semble que votre système interprétatif de la ville éclatée prend naissance d’une vision compatissante (du latin: commoveor). Dans vos œuvres, où vous appliquez une esthétique de la disparition, il n’y a que de l’air: « L’ombre lumineuse qui accompagne le corps » [[Romand Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard Seuil, 1980, p. 169.]] et les jeux de la lumière; ces clairs-obscurs expressionnistes qui mettent en relief les formes des bâtisses et les perspectives métaphysiques. Dans ce scénario fantomatique, nul être humain ne participe à votre dialogue avec les ruines du temps et de la mémoire. Vous travaillez en solitaire dans un contexte urbain rempli d’effroi et de silence vidé de la présence humaine que vous laissez glisser hors de la scène. Les personnages vont rejoindre une zone d’ombre crépusculaire entre le visible et l’invisible; un non-lieu propice à l’évacuation du vacarme et à l’isolement vis-à-vis des perturbations nuisibles du vivre quotidien. Par conséquent, vos photographies témoignent de la pietas envers les victimes du temps et des délires de la raison.

Gabriele Basilico, Beirut

G.B: Si mon regard est compatissant, et à propos de cela je peux être d’accord, c’est parce que, en observant et en classifiant ces lieux problématiques, la photographie a adopté une suspension de jugement, consciente de ses limites et de sa subjectivité. Pendant beaucoup d’années, la culture du reportage a utilisé la photographie comme une pièce à conviction, un témoignage pour déclarer, afficher son jugement. Avec la suspension de celui-ci, nous avons probablement cherché à nous libérer d’une responsabilité trop encombrante qui nous permettait d’interpréter la réalité en sens unique, non exempt d’ambiguïté. Par la suite, nous avons voulu chercher un espace neutre dans le chaos de l’alternance des événements.

MGV : En analysant votre production photographique, je vois que Milan est une ville souvent représentée, étudiée dans toutes les variations de son histoire, de ses transformations. Elle est devenue un paradigme, une référence de votre spéculation générale sur les espaces urbains. Un peu comme Venise pour Marco Polo dans les Villes invisibles de Calvino.

GB: Marco Belpoliti, l’ami écrivain avec lequel je travaille en ce moment – auteur, entre autres, d’un très beau livre sur Calvino – soutient que le «laboratoire» crée autour de mon travail sur Milan – comme modèle visuel de la praxis photographique – se réitère, sous forme d’empreinte spontanée et ineffaçable, à chaque représentation visuelle de presque toutes les villes que j’ai traitées par la suite.

MGV: A la fin de votre ouvrage Carnet de travail 1969-2006 [[Gabriele Basilico, Carnet de travail 1969 – 2006, texte de Achille Bonito Oliva et Gabriele Basilico, Paris, Actes Sud, 2006, [p. 224].]], vous dites que « […] quand le regard s’étend et se dilate dans l’espace urbain physiquement délimité, il est naturel que les personnes, les groupes et même le trafic soient absorbés par le paysage ».

Gabriele Basilico, Shanghai

GB: Se confondre avec le paysage et s’approprier un lieu, correspond à la façon d’appréhender l’espace urbain propre à la photographie. Cette mission est confiée à tous les sens, pas seulement à celui de la vision, même quand l’œil, conditionné par le cadre du viseur de la caméra, scrute le monde extérieur. Comme suggérait le photographe Joel Meyerowitz et le confirme l’architecte Bernardo Secchi, l’urbanisme et l’exploration photographique de l’espace urbain se réalisent aussi avec les pieds: il faut marcher beaucoup pour appréhender l’espace et dialoguer avec lui.

MGV: En 1984, vous avez participé à la Mission de la Datar en explorant le territoire côtier de la France du Nord. Votre travail Bord de mer (Texte de Bernard Latarjet, éd. Le point du jour, 2003) clôt cette expérience fondamentale de découverte du paysage naturel et urbain qui s’étend de Dunkerque jusqu’en Normandie. Cette expérience nordique a été fondamentale pour vous, même du point de vue personnel. Vous nous avez confié que l’impact avec l’immensité de ce paysage effrayant vous a initié aux mystères de la contemplation où « On peut se perdre de solitude mirifique ». [[Gabriele Basilico, Maria G. Vitali-Volant, conversation téléphonique, Dunkerque le 24 octobre 2010.]]

Ces étranges lieux de silence anéantissent l’identité des villes et le drame se consomme dans ces quartiers sans visage où la déformation du territoire rend les villes presque méconnaissables. Ses «vedute» [[vues]] des villes en noir et blanc – austères et ascétiques – constituent un répertoire d’images sans aucune concession esthétisante, une liste répétitive et planétaire de la spéculation immobilière, des projets frauduleux ou farfelus des gestionnaires, du massacre de l’identité urbaine mais aussi de l’éclat mystérieux des ruines. Car sa vision photographique dépasse le réel en interprétant même les signes heureux de l’inlassable motus du temps et de la nature. Mais point d’indifférence chez l’artiste, que de la compréhension pour les victimes, absences signifiantes dans ce contexte difficile «où pourtant il faut vivre».

Gabriele Basilico, Moscou

Dans sa liste de beautés: Milan, ville blessée et régénérée  [[Gabriele Basilico, La ciudad interrumpida=Interrupted City, Barcelona, Actar, 1999.]], Beyrouth et ses blessures de guerre à cœur ouvert [[Idem, Beyrouth 1991, Paris, Le point du jour, 2003.]], Berlin, lieu des utopies concrètes et animé de tensions culturelles [[Idem, Berlin, textes de Hans Ulrich Obrist, Stefano Boeri, Renate Siebenhaar, Gabriele Basilico, Paris, Actes Sud, 2002.]], Moscou ville « calvinienne », verticale et fragile comme son destin [[Idem, Mosca verticale, Milano, Motta, 2008.]], Montecarlo, inquiétante et chaotique à l’instar du pouvoir des «affaires», mais attirante comme un mirage [[Idem, Montecarlo, Paris, Actes Sud / Nouveau Musée National de Monaco, 2007.]], Rome où le Tibre poursuit sa course entre les magnifiques ruines et les banalités architecturales du temps présent [[Gabriele Basilico, Roma 2007, Milano, Baldini et Castoldi Dalai, 2008.]], Istanbul [[Idem, Istambul 05-010, catalogue de l’exposition, Milano, Fondazione Stelline, 16 settembre – 12 dicembre 2010, ed. Corraini Arte Contemporanea, 2010.]], Shangai … Dans son errance urbaine, sa caméra fixe, son chevalet à l’épaule et sa cape noire remplacent le bâton du pèlerin visionnaire. Durant les pauses du voyage, Basilico confirme par l’écriture ses états des lieux ; il a publié environ soixante ouvrages.

Durant l’année en cours, Basilico a associé ses photographies au génie de Piranèse lors d’une exposition [[Catalogue de l’exposition, Le Arti di Piranesi. Architetto, incisore, antiquario, vedutista, designer, Venezia, Fondazione Cini, 28 agosto – 21 novembre 2010, Marsilio Editori, 2010.]] à Venise, organisée par la Fondazione Cini. Le choix du grand artiste des Prisons témoigne de l’intérêt que Basilico consacre actuellement aux «rêves de pierre» [[Marguerite Yourcenar, Présentation in Piranèse, Les prisons, Paris, L’insulaire, 1999, p. 17.]] de l’art baroque. Car Piranèse, dans son «inspiration ou délire» [[Idem, p. 13.]], travaille le Temps et l’Espace où les personnages «deviennent de simples points dans l’univers des lignes» [[Idem, p. 19.]]. Prisons des hommes, les villes contemporaines de Basilico pourraient être l’un de plus énigmatiques symptômes du déclin de notre civilisation.

Maria G. Vitali-Volant

En complément et à ce lien: VIDEO ET PORTFOLIO de Vogue.it

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Maria G. Vitali-Volant
Maria G. Vitali-Volant : nata a Roma, laureatasi all’Università di Roma; abilitata in Lettere, storia e geografia; insegnante e direttrice di biblioteca al Comune di Roma, diplomata in Paleografia e archivistica nella Biblioteca Vaticana, arriva in Francia nel 1990 e qui consegue un dottorato in Lettere, specializzandosi in Italianistica, con una tesi su Giuseppe Gorani, storico viaggiatore e memorialista nel Settecento riformatore. Autrice di libri in italiano su Geoffrey Monthmouth, in francese su Cesare Beccaria, Pietro Verri, è autrice di racconti e di numerosi articoli sull’Illuminismo, sulla letteratura italiana e l’arte contemporanea. In Francia: direttrice di una biblioteca specializzata in arte in una Scuola Superiore d’arte contemporanea è stata anche insegnante universitaria e ricercatrice all’ Université du Littoral-Côte d’Opale e à Paris 12. Ora è in pensione e continua la ricerca.

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