Le paysage ligure dans l’œuvre de Francesco Biamonti. Formes poétiques de l’interruption du temps.

« Il y a des romans-paysages comme il y a des romans-portraits. Celui-ci vit page après page de la lumière du paysage âpre et abrupt de l’arrière-pays ligure » déclarait Italo Calvino en évoquant le roman de Francesco Biamonti L’ange d’Avrigue.

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Entre la lumière, la terre, le vent s’introduit l’inquiétude constante de l’écrivain, son insoutenable angoisse pour un monde perdu, jamais retrouvé, dont les simulacres ne sont que des compensations. Dans ce contexte, le paysage ligure de Biamonti est un limen perlucidum entre l’Italie et la France: une terre aride, habitée par une flore et une faune obstinées, économes, secrètes et éclatantes de poésie, d’amour et de couleurs. Un bestiaire et un herbier précieux que l’écrivain peint sur la trame de ses romans [[Francesco Biamonti, L’angelo di Avrigue, Torino, Einaudi, 1983: L’Ange d’Avrigue, Paris, Verdier, 1990; Vento largo, Torino, Einaudi, 1991: Vent largue, Paris, Verdier, 1993; Attesa sul mare, Torino, Einaudi, 1994: Attente sur la mer, Paris, Seuil, 1996; Le parole, la notte, Torino, Einaudi, 1998: Les paroles de la nuit, Paris, Seuil, 1999; Il silenzio, Torino, Einaudi, 2003: Le silence, Paris, Verdier, 2005. (Ce dernier roman est sorti posthume).]] en construisant une narration intime de la nature, une sorte de paratexte qui se prête à une double lecture, un palimpseste sous forme de digression où les couleurs sont la seule matière visible et perceptible comme dans les peintures de Nicolas De Staël ou du peintre italien Ennio Morlotti [[Ennio Morlotti, Lecco 1910-Colle Brianza, 1992. Dans tous ses romans, Biamonti introduit le personnage d’un peintre, un témoin utilisant un autre langage mais qui est son alter ego.]], ami de l’écrivain. Ut pictura poesis, Biamonti s’inscrit dans la pensée humaniste.

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Dans les « compositions » de Biamonti la mer « […] s’est déposée dans les yeux de notre ami, grise et verte »
[[Lettre du peintre Van Dongen à Georges Duthuit à propos de Nicolas De Staêl, in Staël, par Guy Dumur, Paris, Flammarion, 1977, p. 70.]] et dans toutes les nuances du bleu et de l’azur: nocturne, étincelante de lumière, sombre, voilée, mystérieuse, sereine…Lire la couleur, goûter aux plaisirs du paysage ligure et partager la souffrance de la destruction de ce paradis des origines où les hommes et les choses vivaient en harmonie. Croisées d’histoires, de langues, de peuples, sur les calcaires les genévriers se plaisaient à cacher les frontières, les racines se mêlaient. Aujourd’hui, des hommes, des femmes, des enfants marchent la nuit. Ils portent leur vie au creux de petits sacs. D’autres, venus d’ailleurs, volent et tuent ces fuyards poussés à l’errance par la misère, les guerres et le malheur. Le narrateur, témoin et chroniqueur de ces nouvelles épopées, assiste au drame, en prenant les semblants de Aùrno [[Personnage principal du roman Vento largo.]], Leonardo, Gregorio, Edoardo…Lisa, Sabel… présences énigmatiques, avec un passé à peine effleuré mais irrévocablement sans futur. Des marins, des passeurs d’hommes, des cultivateurs de mimosas, des femmes libres, fatales et mélancoliques, presque désespérées qui parlent peu et se fondent dans le paysage, comme des divinités oubliées. Formes poétiques hybrides d’une narration profondément autobiographique.

« Dans l’art, la forme est toujours plus qu’une forme » [[Milan, Kundera, L’art du roman, essai, Paris, Gallimard, 1986, p. 186.]], dans les romans de Francesco Biamonti la poésie n’est pas dans l’action mais là où l’action s’arrête ; là où le pont entre une cause et un effet est brisé et où la pensée vagabonde dans une douce liberté oisive. La poésie de l’existence, dit l’œuvre de Biamonti, est dans la digression. Elle est dans l’incalculable. Elle est de l’autre côté de la causalité. Elle est de l’autre côté de la phrase de Leibniz Nihil est sans ratione: un jeu complexe d’action et de tension narratives où les phrases sont brèves, denses de mots retenus, car « la parole doit être laconique et poétique en même temps »
[[Francesco Biamonti, entretien avec Bernard Simeone, in remue.net, littérature, Francesco Biamonti http://www.remue.net/spip.php?article1708, p. 2. ]]. Dans cette espèce de songe poétique, le paysage de la Ligurie est un corrélatif objectif de l’âme où les éléments correspondent entre eux de manière secrète et délicate et les images prennent des valeurs symboliques, revenant à chaque roman. Cadre immuable pour des intrigues à peine changeantes, suivant un rythme de cadence obsessionnelle où les « écarts » deviennent les détails d’une série de peintures abstraites.

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Par des éclats du réel ou des fragments, le paysage ligure témoigne de la nostalgie profonde qui anime l’écrivain. Avec obstination, Biamonti évoque les symboles de végétaux silencieux et sacrées (oliviers, roses, chênes, angéliques… [[La flore des Alpes Maritimes.]]) et d’animaux furtifs (abeilles, chiens, oiseaux…), témoins involontaires d’une humanité qui se délite. Pourtant, dans les digressions animalières et paysagistes de l’écrivain, le temps s’engouffre et l’action s’interrompt créant une pause, un moment de repos pour les personnages poursuivis par le Fatum et pour le narrateur désespéré qui vit de l’instant, de la lumière, des sensations, des impressions, en écrivant comme il peignait Cézanne. Biamonti joue avec le temps, il l’utilise comme un outil métaphysique qui se charge de :

« Ces choses qui pour nous, en Ligurie, s’inscrivent dans le contraste entre l’infini de la mer et la dureté d’un paysage rocheux, presque vertical. D’où le sentiment de l’abîme, du précipice […]. La réponse de l’écriture doit être musicalité et souplesse. Feindre, peut-être, de croire qu’une vie est encore possible, que notre civilisation n’est pas morte […]. La grande aventure, c’est le décalage entre la vie et moi, dans la projection de l’ombre sur le mur du désir. L’ombre devient l’être des lointains, d’où ma quête sur une mer conçue comme un infini, comme un éternel travail du temps […] ». [[Francesco Biamonti, entretien avec Bernard Simeone, op. cit. p. 5.]]

Maria G. Vitali-Volant

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Maria G. Vitali-Volant
Maria G. Vitali-Volant : nata a Roma, laureatasi all’Università di Roma; abilitata in Lettere, storia e geografia; insegnante e direttrice di biblioteca al Comune di Roma, diplomata in Paleografia e archivistica nella Biblioteca Vaticana, arriva in Francia nel 1990 e qui consegue un dottorato in Lettere, specializzandosi in Italianistica, con una tesi su Giuseppe Gorani, storico viaggiatore e memorialista nel Settecento riformatore. Autrice di libri in italiano su Geoffrey Monthmouth, in francese su Cesare Beccaria, Pietro Verri, è autrice di racconti e di numerosi articoli sull’Illuminismo, sulla letteratura italiana e l’arte contemporanea. In Francia: direttrice di una biblioteca specializzata in arte in una Scuola Superiore d’arte contemporanea è stata anche insegnante universitaria e ricercatrice all’ Université du Littoral-Côte d’Opale e à Paris 12. Ora è in pensione e continua la ricerca.

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